Manière

Récit de Joël Bastard


Celle qui par sa présence, sa naïveté, l’acuité de son regard et son attention aux autres tire le lecteur par la manche jusqu’à l’inviter à la suivre dans un quotidien traversé par les réminiscences d’un passé plus que chaotique se prénomme Myriam. Elle est aide-soignante dans un hospice de vieillards dirigé par des clarisses à Poligny, dans le Jura. Elle est ce qu’on appelle « une fille simple ». Cavalant dans les étages, de chambre en chambre, du matin au soir, pour exécuter les taches qui lui sont attribuées. Elle s’arrête fréquemment pour éponger la bave qui lui coule de la bouche. Se glisse parfois à la cave où l’attend Jas, le vieux jardinier qui, sans un mot, couine et satisfait ses désirs en la prenant entre les tonneaux. Il lui offre en partant une babiole, un porte-clef, une petite vache en bois, une mini bouteille de lait ou une paire de chaussures pour lilliputiens… Pour Myriam, l’attitude de Jas, comparée à celles de tous ceux qui, auparavant, quand elle vivait à la ferme, la ceinturaient et la forçaient, est presque chevaleresque. D’autres fois, c’est un loup qu’elle aime à travers lui. Elle se remémore alors des contes cruels. Ceux de Perrault ou des Grimm. Recouvre des épisodes plus ou moins scabreux de son enfance. Elle les ramène en surface et les revit en secret le soir dans sa chambre, mêlant des pans détachés de son histoire aux nouvelles du monde lues dans les pages de magazines où elle aime s’inventer une autre existence en compagnie des princes, des ducs, des chanteurs, des actrices, des guéris de Lourdes, des rois du pétrole ou des cosmonautes revenus sur terre…

La vie de Myriam, surnommée Manière, semble, résumée ainsi, simple et régulière. Rythmée par les horaires stricts de l’hospice et par les soins à apporter aux patients. Parmi ceux-ci, ce sont tout naturellement les plus singuliers qui ont sa sympathie.

Reste le passé. L’implacable chronologie des faits qui expliquent la personnalité altérée de Myriam. Le passé et le grand secret qui s’y attache. Cela la hante et la plombe. Cela dérègle le bel ordonnancement de ses jours. Ce passé, Joël Bastard va l’égrener lentement, via des bribes, de longs monologues susurrés par celle dont on saura, bien plus tard, qu’elle lui fut, un temps, assez proche.

« Pourquoi il est venu. C’est comme s’il voulait connaître mes secrets. On ne vient pas s’inquiéter une heure tous les vingt ans dans la vie des autres et à l’improviste en plus. Ce n’est pas une surprise à faire. Moi j’existe tout le temps. Il croit peut-être qu’il peut en faire un livre. Ce qui est vrai, c’est que je ne le lirais pas. De toute façon, je ne lis plus. C’est toujours pareil. J’en ai soupé des histoires des autres. »

Là où d’autres – au vu d’une enfance, puis d’une jeunesse fracassées – glisseraient vers la tristesse, les pleurs et le pathétique, Joël Bastard, le poète de Beule, (Gallimard, 2000), de Casaluna, (Gallimard, 2007) ou de Bakofé, (Al Manar, 2009) privilégie les interstices de lumière et l’immersion dans une nature presque sauvage. Il ne plaint pas Myriam / Manière. Il la suit dans son quotidien, dans ses tendresses, dans ses excès, dans sa pensée hyper active, dans ses rêves démesurés et dans ses fréquents retours en arrière. Sa retenue est à l’image de cette empathie, discrète mais entière, qui lui permet d’installer au centre d’un récit très prenant une femme à la personnalité complexe et attachante.


Joël Bastard : Manière, éditions Gallimard.


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23 juillet 2010
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