Nasbisnals

Homme de théâtre, homme de radio, écrivain, Claude Guerre assume sans doute dans chacune de ses interventions distinctes une image des deux autres : un engagement de corps et de voix (qui l’a vu en mixage, mimant tout de son corps maigre...), une présence corporelle du texte, un goût de l’expérimentation.
Alors cela mérite d’autant de plus de souligner la parution de Nasbinals aux éditions Pierre Mainard, 49 poèmes de peine, que les libraires ont bien su repérer, puisqu’on le voit souvent sur leurs tables...
c’est sans conteste un des plus beaux et des plus denses livres de poésie de cette année 2002 - on se permet d’en produire ici 3 sur les 49, un du début, un du milieu, un de la fin... à vous d’aller lire les autres !

1

dans la vieille montagne à Nasbinals j’écris cet autre qui a commencé elle ou moi dans la pluie de verre

l’envers pourquoi de cet amour penché - ce violent babil ô claquemuré il ne désire pas vraiment naître -

d’autres aussi m’accompagnent chérie où s’enfuit notre ancienne jeunesse j’écris pour eux tous ces autres c’est moi -

qui des lois de l’argile ou de l’esprit de la vie ou des mots du théâtre des livres ou des lecteurs appareillés ? -

ne vaux pas mieux que les autres bandits qui passent la vie comme une route aimées sont les toutes mains chaque jour

et s’il se noie au noir des bords de mer le soleil lui, n’a peur de personne ne le fera changer : je changerai

moi, j’irai toujours à un autre émoi puis la glace recouvrira mon corps ne serai plus alors c’est vrai, mais ça.

24

je marchais dans la rue de la Lune au soleil mon frère j’arquais mes vers j’étais le nouvel Apollinaire

je bandais mes poèmes dans la joie de la ville en son tracas général aujourd’hui m’en retourne à Nasbinals

mettre bas mes poèmes de peine ô versification outrageante ! jeunes gens pensifs comme une eau claire

bouquets de foule armée mendigote solitaires enrubannés narquois mes négros turcs bandits de la vraie vie

figures étincelées alarmistes femmes hommes, silhouettes et brigands m’en vais, adieu les dames chinoises

(Lénine dort sur l’échiquier l’est mort au garçon de Saint Galmier il doit vingt mon grand-père) une envie de revanche

ô ma foule ma sœur partageuse ma si silencieuse Belleville ma belle inassouvie cio la gueuse !

47

va-t’en à ton bout du monde à présent rocher ta maison parmi les rochers sur la crête blanche par où s’enfuient

les nuages au ras du toit des hommes ces lourds vivants pleins d’eau s’époumonant courant sur la terreur des comourants

car le temps avance et saufs nous sommes le plus souvent mais jusqu’au Pur dernier ce pauvre jour tout hérissé de peur

où va la vie la mort l’accompagne ! trois chevaux noirs pomponnés le tambour musique ! ma compagne infiniment -
le temps bat l’aile ma vie s’envole ô finir dans la joie de n’être plus qu’un tintinabulement framboise -

toi l’enfui du temps ici tu poses ta lourde peine et voguent galère les souvenirs roucouleurs évanouis

où s’endorment en paquebot milles yeux de fantômes aux os plus blancs que pages elle est veuve la rousse ensoleillée.

49

à Nasbinals le vent roule la mer des granits bleus dans l’écume du ciel quelles forces en moi ont ici mené

ma vie de longues aimées illusions d’un temps où la matière faisait sens dans mes rêves éveillés de nuit sans nuit

mille alcools ne m’éveillent plus d’elle ma peine épaisse au jus d’oronge pus du volcan Chaos la mer dedans

dehors je crie le mal qui me ronge à Clejmani sa tombe ô souvenirs roulent carrosse mes vieilles lunes

de basalte, bientôt m’en vais croiser le sens avec des diables amusants en ribote aux enfers en ribote

mes amis ! je vous quitte auparavant je dois rendre la main que j’ai reçue il n’existe plus guère cet autre

à Nasbinals il a jeté ces mille vers de dix pieds chacun unisexes quarante-neuf, mes peines sont sa mort.

Sur Remue :

 Neuf questions posées à la poésie ivre d’oralité

 Maison de la poésie en guerre

 Grâce à Candem

François Bon

20 août 2002
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