La Ville des anges de Christa Wolf

La romancière allemande Christa Wolf vient de mourir à Berlin, le jeudi 1er décembre 2011.

En juin 2010, Cécile Wajsbrot l’avait écoutée lire son nouveau livre, La Ville des anges ou Le Manteau du Dr. Freud (à paraître prochainement au Seuil dans une traduction d’Alain et Renate Lance).

Dans les archives de la BNF (2003), « La bibliothèque personnelle de Christa Wolf » et sa biographie.


LA VILLE DES ANGES

Le 16 juin 2010

 

             Habillée de noir, soutenue par une béquille, Christa Wolf est entrée sur scène masquée par une rangée de photographes qui l’ont mitraillée un long moment avant de repartir tandis qu’Ingo Schulze, nouvellement en charge de la littérature à l’Akademie der Künste - où se déroule cette soirée - montait sur l’estrade. Quelques mots de présentation et le regard de l’écrivain, un peu méfiant, cherchant à évaluer l’atmosphère d’une salle comble.
             La Ville des anges ou Le Manteau du Dr. Freud (la première partie en allemand, la deuxième en anglais), tel est le titre étrange de ce livre singulier. Christa Wolf y raconte son séjour à Los Angeles en 1992/1993 comme writer in residence de façon qu’on devine fidèle et multiplie pourtant les avertissements en tête du volume. D’un côté, tous les personnages cités, à l’exception des figures historiques, sont fictifs, d’un autre côté, certains épisodes décrits recouvrent des événements réels. Et puis, en exergue, une phrase de Benjamin : « Les souvenirs véritables doivent moins procéder du témoignage que décrire avec précision le lieu d’où le chercheur pourra s’en emparer. » Enfin cette phrase de Doctorow : « La véritable consistance de la vie vécue, aucun écrivain ne peut la restituer. » Muni de ces boussoles multiples, d’instruments de mesure qui indiquent plutôt la perte de repères qu’un Nord indiscutable, le passager lecteur peut embarquer. Le livre s’ouvre sur l’arrivée à Los Angeles, l’aéroport, l’officier de douane contemplant un passeport bleu couvert de visas, l’invitation du Getty Center. Il fixe la narratrice du regard. Germany ? Yes, répond-elle, East Germany. L’officier se renseigne au téléphone et finit par apposer le tampon nécessaire. Are you sure this country does exist ? – Yes, I am, répond-elle alors que l’Allemagne est réunifiée depuis deux ans, alors que lorsqu’on parle de l’Allemagne de l’Est, on a pris l’habitude de lui accoler l’épithète ehemalige - de dire l’ex-Allemagne de l’Est. C’est à la recherche de ce pays perdu que part Christa Wolf, dans ce livre qu’elle appelle un roman, peut-être parce qu’il s’agit de rendre compte d’un pays qui n’existe plus, d’un pays devenu fictif après quatre décennies d’existence, objet de déformations et de jugements sommaires ici assénés par les Américains qu’elle rencontre - à la recherche de ce qu’il fut, à la recherche de ce qu’elle fut dans ce pays, de ce qu’elle est maintenant. Car qui est-on lorsqu’on est citoyen d’un pays aboli ?
             Le prétexte romanesque, mince, est une sorte d’enquête, l’identification d’une personne mystérieuse dont la narratrice possède des lettres signées d’une simple initiale, une Allemande émigrée à l’époque du nazisme. Los Angeles n’a rien des strass d’Hollywood et de ses stars durables ou éphémères mais paraît sous un jour singulier, essaimée d’Allemands émigrés ou plutôt, de leurs descendants. Les ombres tutélaires de Brecht et Thomas Mann se penchent sur les villas qui bordent le Pacifique, et leurs écrits consolateurs – car il devient progressivement clair que Christa Wolf n’est pas seulement en résidence, elle vit aussi une forme d’exil – leurs écrits tissent un ensemble de références bienvenues. Et si des traits plus attendus de la ville çà et là apparaissent, travellings sur la pauvreté, l’essentiel est ailleurs.
             Au moment du séjour américain de Christa Wolf se déchaîne une campagne en Allemagne. Les actes de la Stasi viennent d’être rendus publics. C’est le moment fort de la soirée, à l’Akademie der Künste, après les extraits du début, Christa Wolf a choisi de lire ce passage et la salle retient son souffle. La personne qui lui montre les actes, dans la centrale déserte de la Stasi, apporte une quarantaine de volumes épais documentant la surveillance dont Christa Wolf et son mari furent l’objet, puis un mince dossier contenant un rapport rédigé par elle-même ainsi que le compte rendu de trois ou quatre rencontres qu’elle eut avec les agents officiels de la Stasi. Normalement elle n’a pas le droit de consulter le dernier dossier - elle le parcourt cependant brièvement. C’est bien son écriture, c’est bien elle. Stupeur. « Voilà qui te précipitait dans une tout autre catégorie de gens. » (Le récit s’écrit alternativement au je et au tu.) C’était en 1959. « Et moi, dis-je à Francesco [le collègue de résidence à qui elle raconte la scène], je m’entendis dire pour la première fois : J’avais totalement oublié, et notai en moi-même à quel point cela semblait incroyable. » Cette scène qui surgit au milieu de La Ville des anges constitue sans doute le cœur de l’élaboration du livre. Los Angeles – mais il n’y a pas d’anges, l’innocence n’existe pas. La stupeur de se retrouver du mauvais côté est décrite avec la même honnêteté que la plongée analytique de Trame d’enfance, l’humour n’en est pas absent. Bienheureux ceux qui n’ont jamais entendu ces deux initiales, IM, Informeller Mitarbeiter, collaborateur officieux, s’exclament ensemble la narratrice et l’auteur… Car même si personne n’est innocent, les Américains le sont un peu plus que les Allemands, du moins en ce qui concerne la Stasi.
             « J’appelai un ami à Zurich [continue de lire Christa Wolf ce soir-là, dans un silence impressionnant] : Vous, en tant que psychologue, vous devez le savoir : Peut-on oublier à ce point ? Qu’on m’avait donné un nom de couverture ? Que j’ai écrit un rapport ? Il ne se laissa pas émouvoir. Oui, et alors ? Quoi d’autre ? Du reste : on peut tout oublier. C’est même nécessaire. Vous ne connaissez pas la phrase de Freud : sans oubli on ne peut pas vivre ?… » La lecture se poursuit, le livre se déploie. « Je vais aller au fond du tunnel, dit-elle, explorer jusqu’au bout, en finir avec cette histoire. » Vous allez vous trouver en « état d’urgence psychique », l’avertit le psychologue. Silence encore. La salle est comble et son empathie, tangible, mais l’écrivain reste seule face à elle-même. Dans cette aventure – sans doute pas aussi totale qu’annoncée – elle n’a pas succombé. Dans cette exploration elle a gagné, beaucoup plus que perdu. Une innocence retrouvée. Et surtout - un livre.

Cécile Wajsbrot.


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3 décembre 2011
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