Les lignes de désir (extrait 2)

Tout ce qu’il voit dans la rue, les gens qu’il y croise, les pensées qui lui viennent en marchant, tout ce qui l’obsède ou tend à disparaître, il le note sur un petit bout de papier de couleur qu’il peut détacher aisément et coller sur le mur de son bureau, à son retour. Il le fait à chaque fois qu’il sort se promener, à chaque fois qu’il marche dans la ville à sa recherche. Il arpente les rues avec l’espoir de la retrouver, sans jamais y parvenir, mais il continue d’avancer, et tous les soirs en rentrant il colle sur le mur, qui se recouvre peu à peu de milliers de papiers, et n’est presque plus visible à force, les notes prises la journée. Par manque de place, il doit parfois recouvrir certains meubles de la pièce, les montants en bois de la bibliothèque, les lampes, les milliers de feuillets du texte en train de s’écrire, les post-it lui servent aussi de marque page, et la carte de la ville qu’il a punaisée au centre pour se repérer et enregistrer systématiquement les lieux explorés.

La ville habite la ville. Elle se décompose et se recompose en une série de textes, de plans de lecture, de niveaux de sens, de collages de fragments et de moments qui font d’elle un texte ou, mieux, une succession, une addition de textes superposés, un palimpseste. Des bouts de texte qui renvoient à des bouts de ville. Il aurait été possible de construire un texte entier qui aurait été l’évocation de sa vie à partir de ces cases, en faisant émerger de chacune sa kyrielle de souvenirs enfouis. La ville nous apparaît ainsi comme discontinuité, collection de faits et gestes, de paroles, de commentaires, d’images, tous plus ou moins disjoints, figés dans le moment de leur surgissement, leur enregistrement par tel ou tel passant comme autant de prélèvements sur le texte multiple de la cité-palimpseste. Un récit qui ne ferait rien d’autre que traduire leur présence tapie, cette manière d’hibernation en quoi ils s’étaient enfoncés.

Nous sommes à l’époque de l’espace, du simultané et de la juxtaposition. Fort de cette impression qui insiste ou avance. Un jour pas l’autre. À l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Temps de baptiser le voyage. Chaque trajet effectué en sens inverse pour revoir sous un autre angle les femmes qu’on a croisées ou dépassées. Et puis plus rien que le souffle heurté à soi-même. Source d’égarement et d’annonce dans la brume. Je ne sais pas ce que je veux en fait, je ne sais pas où je vais. Je vais et je viens. Faussement épuisé. Nous défendons le vite. Le peu étant l’errance. Passager ignorant le détour. Le rejet de faire suite. Ce qui passe n’est plus. Le monde s’éprouve moins comme une grande ville qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points, des plans de consistance et qui cherche ses branchements. Avouer que le temps joue. Ce qui passe n’est plus. L’heure de décocher. Je distingue le présent qui revient, de l’actuel qui passe.

Tous les livres qu’on achète, qu’on range dans nos bibliothèques, qu’on dispose sur les étagères de notre maison, contre les murs de chaque pièce de notre appartement, recouvrent peu à peu la moindre parcelle de notre intérieur jusqu’à en transformer radicalement les dimensions, les perspectives et, en règle générale, le sens de ce qui nous entoure. C’est une ouverture, une fenêtre. Ce que l’on voit en se plaçant derrière, ce qu’on observe de la ville en se tenant là, à regarder ce qui se passe, à écouter les moindres bruits, c’est un livre ouvert. Des mots écrits sur des pages et les liens qu’ils tissent, parfois malgré nous, avec les autres textes, qu’on ordonne ou non, tous ces ouvrages de notre bibliothèque. Un livre placé à côté d’un autre raconte une histoire, décrit un monde qui est différent suivant l’ouvrage à proximité. C’est ce qui se passe quand on erre en ville. Tourner à gauche alors que ce n’était pas prévu et tout se transforme autour de nous. L’histoire est différente.


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5 octobre 2010
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