convergence écriture/intervention

Interroger la langue dominante


Quand on écrit pour prendre la mesure du monde, se pose assez naturellement la question des autres mesures prises, et comment elles posent les jalons d’un pouvoir. Qui sont ceux qui nous prennent en mesure ? Quelles mesures prennent-ils de nous, pour nous, sur nous ? Ces mesures sont-elles précises, ou, pour le dire plus explicitement avec un synonyme presque parfait, ces mesures sont-elles justes ? 
 
Toute écriture doit trouver sa trajectoire dans des intervalles de confiance, toute écriture se doit aussi de se positionner par rapport à un seuil de signification. Mais si on interroge souvent l’écriture littéraire sur ces questions censées sceller le pacte au lecteur, d’autres écritures, très majoritaires, ne sont pas interrogées avec autant d’insistance : leur intervalle de confiance est supposé maximal. Statistiques, sondages, enregistrements divers de nos traces : quelle écriture est faite aujourd’hui de notre monde ? Voilà de quoi naît ce projet : d’une volonté d’écrire sur les sismographes sociaux qui nous écrivent. De voir comment ces appareils (de pouvoir) enregistrent nos réalités, faits, gestes et opinions, comment ils nous mettent à nu, et pour quel résultat. 

Simple Appareil ® est le récit d’une personne à partir des écritures qui sont faites de nous tous. Une fiction qui se déploie à partir des traces laissées par chaque individu dans les enregistreurs sociaux. Un pari, celui de décrire de façon exhaustive la vie d’une personne à partir de tout ce qui, extérieurement, l’enregistre et la classifie : sexe, âge, localisation, décile de niveau de vie, comportements d’achats, options de vote ou d’abstention, consommations téléphoniques, navigation internet, mouvements enregistrés dans les caméras de télésurveillance… faits, gestes et opinions répertoriés et mis en chiffres et bientôt en icônes indiscutables de son identité. 

Simple appareil® prend au mot la culture triomphante de l’indicateur, qui progressivement étend ses territoires de légitimité pour décrire et expliquer non seulement l’économie et le travail, mais l’ensemble des champs de la vie humaine. Avec cette question comme seul viatique : qu’est-ce qui se soumet à cette description du réel par l’indicateur ? Qu’est-ce qui en échappe ? 
C’est peut-être dans cette seule question posée que se tient le rôle de l’écriture dite littéraire (écriture non « indiquante »).
 
 

 
Une première écriture sur blog pendant six mois...
Ce projet a connu une première phase d’explorations pendant six mois. Progressivement est apparu un personnage, une femme. Elle est née de l’exploration des bases de données statistiques de l’INSEE et de l’INED, mais aussi d’un lent tâtonnement dans les études de marché, rendus de sondages et enquêtes, d’errances dans des sites web manipulant avec des bonheurs et des intentions diverses des diagrammes, ou proposant une lecture critique des statistiques.
Elle s’appelle Nathalie Pages, elle est née le 31 mai 1971, année de plus forte cohorte de naissances depuis 1900. Elle habite au 40, rue de la Justice dans le 20° arrondissement de Paris, par les lois combinées du hasard et des densités différentielles de population. Elle a trois enfants, de deux lits différents. Elle est titulaire d’un BTS de comptabilité gestion et exerce en intérim. Elle a depuis le mois d’août effectué une mission au service comptabilité fournisseurs de L’Oréal, une autre chez Oracle, concepteur de gestionnaires de bases de données, situé à Cœur-Défense.
Elle s’est vue attribuer un arbre généalogique, un niveau de vie, une évaluation précise de la part de son employeur… et de menus incidents de vie. Elle a une adresse mail, un compte Facebook. Elle a des lectures, des doutes, des rêves. Elle est même dotée d’un visage, composé grâce à un logiciel de génération de portraits-robots accessible sur internet. 
 


Son expression est atone et donc mystérieuse. Nathalie Pages est un golem.
 

Une nouvelle vie à inventer aujourd’hui...

Comme tout golem, elle sait que la vie peut très vite s’effacer de son front. Elle a disparu au printemps, ses proches la cherchent. C’est la manière qu’elle aura de réapparaître qui fera l’objet de cette seconde phase.
 
Aller plus loin dans l’écriture de Nathalie Pages, c’est aussi vouloir que cette écriture se nourrisse de rencontres, d’échanges et de débats, non seulement avec ceux qui conçoivent et utilisent ces outils de description et d’enregistrement, mais avec ceux qui les analysent et les critiquent. L’écriture littéraire ne trouvera sa précision et sa puissance qu’à cette condition.
 
 
Aller plus loin demande également un travail important sur la langue et sur la forme. Effleurée pour l’instant seulement par petites touches, par petits épisodes, la vie de Nathalie Pages ne pourra pas se contenter d’une forme de narration classique et linéaire, qui ne tient que parce qu’on postule l’intériorité d’un personnage. Or, il s’agit ici de prendre au mot la tentation hégémonique des descriptions extérieures des vies humaines. La forme littéraire doit rendre compte du caractère multidimensionnel de ces descriptions : il ne s’agit plus d’une ligne, mais plutôt d’un volume éclaté. La vie de Nathalie pourrait se suivre et s’interroger non seulement par son fil chronologique, mais aussi par la cartographie de ses présences, de ses localisations successives et de ses déplacements, ou par le réseau de ses relations, familiales, professionnelles, amicales, etc… 
Le travail sur la langue aussi est important : comment interroger au plus près, sans caricature mais avec des véritables demandes d’explications, la mise en scène d’objectivité et d’infaillibilité que permettent le recours aux chiffres et aux discours techniques ? Comment, dans sa forme même, l’écriture littéraire peut-elle rendre compte de ces nouvelles formes de langages totaux pour y inscrire des failles salutaires, nécessaires à la compréhension, à la réappropriation du sens ?

 Une résidence littéraire sur des chiffres au lycée ?
Mon projet d’écriture est un pari-paradoxe : élaborer une fiction littéraire à partir de vrais chiffres. Faire littérature à partir de toutes les écritures qui pensent se passer de littérature. Donner une intériorité à un personnage qui serait seulement au départ une existence sociale, écrite de l’extérieur d’elle-même. A partir des figures qui nous décrivent tous, tenter d’écrire un visage singulier. 
Mener ce projet en résidence au lycée Henri Wallon d’Aubervilliers, ce sera le nourrir de toutes les interrogations collectives qu’appellent ces paradoxes. 
La résidence se mènera à travers plusieurs propositions : 
1-Un socle d’ateliers d’écriture pour donner à penser et à rêver cette fiction à des adolescents, précisément à l’âge où la question de ce qui les détermine de l’extérieur est cruciale, à l’âge où l’on tente de (où l’on doit) donner forme à son visage singulier. Proposer un exercice (c’en est un, au sens à la fois contraint et ludique du terme) qui réunisse dans un même territoire l’esprit de documentation et celui de l’imagination, la technique des statistiques et celle de l’écriture littéraire, permettrait peut-être d’opérer un premier décloisonnement des disciplines invitant à les découvrir, dans ce dialogue, moins arides et plus proches de la vie.
2-Diverses formes d’interventions pour que la fiction se propage et questionne le réel bien au-delà des classes, pour qu’elle diffuse dans tout le territoire alentour. Nathalie Pages deviendrait ainsi un hôte fantomatique et critique dans la collectivité des lycéens, puis, une fois qu’elle aura plus de souffle, elle serait également proposée comme support de rêves et de débats dans la ville tout entière.
Puisque ce personnage n’est pas inventé, mais juste décrit par le prisme des chiffres dans une logique jusqu’au-boutiste, la greffe devrait pouvoir prendre, et permettre qu’en existant plus Nathalie Pages nous permette d’interroger ce qui nous fait, nous aussi, exister, plus et autrement que comme seulement des faits sociaux.
 



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5 octobre 2010
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