Abdellah Taïa | Anushka

The world is sick.

Il le dit et le redit chaque semaine. Chaque jeudi soir. En pleine nuit. Dans le calme faux de la nuit. Rue de Belleville, pas loin du métro Pyrénées.

The world is sick.

Il le crie saoul, complètement saoul. Avec joie, soulagement. Dans un rire étrange et libre. Dans un accent qui révèle ses origines lointaines, son pays abandonné : l’Inde. Au bord d’une crise de panique.

Je ne le connais pas, cet homme. Je ne sais rien de lui. Seule sa voix m’est depuis deux ans familière, plus que familière. Sa voix qui réveille régulièrement une partie de Belleville plongé dans le sommeil. Une voix qui scandalise, qui fait peur, qui donne une mauvaise image des autres.

Je ne quitte pas mon lit. Je reste dans le noir. J’ouvre les yeux : je l’écoute. Je le vois, cet immigré en fête, en transe.

Il parle fort, il chante, il danse peut-être. Il n’est pas seul, ses compagnons de nuit, ses frères, font eux aussi du vacarme. Ils sont, un peu moins que lui, hors d’eux-mêmes. Ils sont ailleurs. Dans leur pays encore innocent. Dans un autre chemin. Dans une même forêt. Vers l’oubli.

Il crie. The world is sick. De toute son âme.

Il se calme. Il ferme les yeux. Et les oreilles.

Il boit d’une seule gorgée sa quinzième bière. Il revient à la charge. Il crie encore plus fort. Plus FORT. Il met cette fois-ci toute sa peau dans ce cri qui me bouleverse, me renverse et que je ne comprends pas. Il crie avec une autre langue, des mots étrangers, même à moi. Le hindi ? Le bengali ? Le tamoul ? Je ne le sais pas. Il crie mieux, plus longuement, dans une autre musique.

Il tombe. Je l’entends, il tombe.

On le relève. On s’occupe de lui. On lui touche la tête, le nez, le cœur. On lui donne une autre bière. La vingtième ?

Non, la fête n’est pas encore terminée. La nuit ne fait que commencer. Belleville est à nous. Belleville est déjà à nous. On n’a pas peur. On n’a pas peur. Belleville nous appartient. La nuit nous appartient.

The world is sick.

Cette phrase me tourne dans la tête. Un refrain. Un talisman. Une fin.

De quel monde parle-t-il ? De son monde qui l’a rejeté ? Du nouveau monde où il ne sait pas plus comment marcher ? De lui-même ? De sa propre maladie ? De sa défaite acceptée, célébrée ? Impossible de savoir. Impossible de trancher. Impossible de se rendormir après avoir entendu cet anathème. Ce désarroi. Cet appel. Cet acte de foi. Cet amour.

Dans le noir de mon petit studio, sans cri, suspendu, je suis en train d’attendre. Il va revenir. Il ne peut pas partir comme ça. Il ne peut pas abandonner, m’abandonner.

Il ne part jamais comme ça. Il va toujours jusqu’au bout du show, du rituel. Il dépasse minuit. Il devance le crépuscule.

Anushka est sa station à lui. Fruits et légumes. Alimentation générale. Épicerie indienne. On y trouve de tout. On y trouve tout. À manger. À boire. À regarder. À fantasmer. Des films de Bollywood. Des CD du Bangladesh. Des produits hallal. Des produits mécréants. La nourriture des dieux. Les encens. Des petites statues bleues. De l’eau sacrée. Des images à adorer. Des chips très épicés du Sri Lanka. Et un petit bébé. Il vient de naître. Il a déjà deux ans. Il est là avec sa mère, la femme du patron qui travaille aussi au restaurant juste en face, le Shimla Kashmir. Il ne dort jamais lui non plus, ce bébé un peu vert. Il vit la nuit. Comme moi, comme nous, il doit être accro à l’homme qui crie, qui vient toujours là pour crier, faire des prophéties et en finir seul avec la vie.

Je ne vais presque jamais chez Anushka. Je n’achète presque rien chez Anushka. Sauf deux choses. Du lait écrémé Candia Viva. Des biscuits au chocolat blanc croquant.

C’est devenu un rituel.

Cela me prend vers une heure du matin en général. Je dors. Je ne dors plus. Comme toujours, il n’y a rien à manger chez moi. Je me lève. Un zombi. Où suis-je ? Je mets n’importe quoi (un burnous ?) sur moi et je sors en courant, sans refermer la porte.

Plus qu’une envie, c’est une crise de panique. Un démon affamé qui se réveille en moi. Je n’ai rien trouvé de mieux pour le calmer, ce djinn vieux dont j’ai hérité à l’adolescence, que ce lait et ces biscuits au chocolat blanc et croquant.

À chaque fois j’espère rencontrer l’homme qui crie. Le reconnaître. Le saluer. Le féliciter. Le toucher. Avoir sa bénédiction. Être lui. Il n’est jamais là. Il n’est jamais au monde en même temps que moi. Le bébé, lui, est en revanche là : il joue. La maman est là. Le mari aussi. Et d’autres personnes, des jeunes, des parents sans doute : ils viennent d’atterrir. Ils ont encore sur eux l’odeur de l’Inde.

Je prends vite le lait et les biscuits.

Je remonte chez moi.

Je n’allume jamais la lumière. Je reste dans la petite cuisine. J’enlève le burnous imaginaire. J’ouvre la fenêtre. Je suis sur la rue de Belleville. De mon quatrième étage, je la domine. Je vois le ciel. Pas l’horizon. Je suis en connexion. En lien direct. J’entends le bébé juste en face. Je pense à lui, je vais à lui, je lui prends la main, j’écoute son souffle.

Je bois toute la brique. Un litre de lait entier. Je mange tous les biscuits. Je dévore. J’engloutis tout en moins de cinq minutes. Et je repars.

Le petit lit m’attend. Le monde noir-noir m’attend. Une voix arrive. Elle arrive. Elle arrive. Elle arrive.

Ma fenêtre est encore ouverte.

The world is sick.

Tout va bien.

Je peux dormir.

Je peux rêver vert, rouge, ocre jaune, poussière.

Je peux chanter. Avec la voix de Shabbana Azmi.

Je peux danser, comme le petit Apu.

Je peux tomber. L’Indien m’y invite.

Je ne résiste pas. Plus.

The world is sick.

C’est entre lui et moi.


La journée, c’est pour Mohamed, l’Algérien. Il prend la relève. Avant tout le monde. Il reste à côté d’Anushka jusqu’à ce que le store se relève.

Anushka ouvre ses portes à 15 heures. Elle ferme à 3 heures du matin. Le week-end à 4 heures.

Mohamed est là depuis le début. Depuis mon arrivée. 2003 ?

Il passe ses journées à fumer sans arrêt. Et à vider l’une après l’autre les canettes de bière. À tenir les murs. À passer d’un côté à l’autre de la rue de Belleville. L’après-midi et le soir, il rejoint à la laverie du 70 ses camarades. Un autre monde : les morts-vivants.

Mohamed n’est pas vraiment un clochard, ni un mendiant. Il n’a pas de dents. Il est plus ou moins noir. Il est seul. Il s’est retrouvé à un moment seul. Dans la rue. Dans le monde. Au milieu. Et cela lui a coupé la parole. L’envie d’aller ailleurs respirer.

Mohamed. Je ne connais de lui que ce prénom, cette origine. Et ceci : il ressemble à mon père. Il me ressemble. À chaque fois que je le vois j’ai envie de pleurer. Fuir et pleurer. Aller de l’autre côté, vers les numéros impairs, le 19e arrondissement. Entrer chez Anushka. Chercher le bébé. Acheter des sardines marocaines chez Mansoura Orientale. Voler des orangers chez le marchand de légumes : le Chinois sexy. Aller au McDonald’s, en face du métro Pyrénées, pour voir du monde, un souk, la jeunesse d’aujourd’hui, dans le bruit des chansons hits, au chaud. S’en approcher et de nouveau fuir. Fuir. Fuir…

Chaque matin Mohamed est là. Cela me rassure et m’inquiète.

Chaque nuit j’attends le retour de l’homme indien, de son anathème. Et quand il ne vient pas, quand à 3 heures du matin Anushka ferme et termine la nuit, j’essaie de retrouver en moi un talisman, une voix en arabe, les mots des autres. D’un autre. L’autre Mohamed perdu avec sa caravane dans le désert de l’Arabie, sans sa femme Khadija, en train de réinventer les dieux, sans traces, sans poèmes.

The world is sick.

Il n’y a que comme ça, dans cet état d’extrême panique, d’extrême paranoïa, hors de moi, abattu, dédoublé, que j’arrive à m’abandonner, dormir, croire, voir, partir avec la certitude que jamais je ne reviendrai. Partir et ne plus rêver. Renoncer à mon prénom. Ali. Ne plus exister.

voir la vidéo de la lecture de ce texte par l’auteur


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1er décembre 2010
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