Khadi Hane | Étrangère dans une ville étrange

J’épousai Makha. J’avais quinze ans, il en avait dix-sept. Première épouse. Epouse en chef. La reine de la concession. Rien ne me prédestinait à renoncer à la culture de ce bout de terre, que je reçus de ma mère la veille de mes noces, qu’elle avait découpé dans la propriété familiale, à proximité du cimetière où nos morts, enterrés là depuis des lustres, veillaient sur nos âmes, en même temps qu’ils laissaient leur esprit, infiltré dans l’air que nous humions, nous guider dans la préservation de nos coutumes. Elles étaient bien simples. Si ailleurs, on se mariait avec qui on voulait, pour le meilleur ou pour le pire, dans mon village de Dhiakhane, une fille épousait le fils du frère de son père. Une union scellée, longtemps avant sa naissance, par la volonté de ceux qui l’avaient précédée sur la terre et avaient largement contribué à la préservation des us qui donnait un sens à la vie.
Quoi de plus normal ?

Dans la concession où je vécus avec Makha, il y avait une grande cour, deux chambres et un salon. La cour était protégée par une clôture que nous avions dressée très basse, de sorte que les voisins pussent nous voir depuis chez eux, penchés par-dessus leur barrière, de la même hauteur que la nôtre. Ainsi échangions-nous des mots, des paroles destinées à tester l’humeur des uns, la détresse des autres, à mettre un terme à une querelle conjugale, avant même qu’elle eût commencé, à arbitrer avec la franchise impardonnable des plus vieux, quand une dispute s’engageait à peine, chacun portant à l’autre le soutien humain qui balayait la rancune, l’ennui ou la déprime.

J’avais fait de la cour notre pièce principale : nous y vivions. Là, je cuisinais, lavais le linge, rinçais la vaisselle ; j’y rafistolais une camisole, mangeais, recevais nos visiteurs. Cette cour, je ne la quittais presque jamais, en dépit des deux chambres, dont l’une, avant la naissance de mes filles, servait de dortoir à quelque éventuel voyageur qui traversait le village. Je regagnais l’autre au milieu de la nuit, quand le sommeil se glissait en moi, que ses effets faiblissaient mon corps et qu’il m’empêchait de garder les yeux ouverts, orientés vers le ciel dont je connaissais les moindres secrets. Chaque étoile, chaque lune, tout nuage soufflaient en douce les humeurs de Dieu. A la position de la lune, je savais si le Seigneur était content de nos actes et bénirait nos terres ; à la vitesse dont une étoile se mouvait, je devinais qu’Il ne tarderait pas à nous envoyer les larmes de Ses anges en une pluie drue, qui bonifierait nos récoltes, ou au contraire qu’il fallait faire une réserve avec les produits extraits du jardin, destinés au préalable à la vente sur le marché du village où j’avais un étal à côté des autres femmes.

Je vécus avec Makha dans la préservation de nos coutumes. Nous élevions nos filles, soutenus par la sagesse des vieux qui leur enseignaient comment se tenir, quand et où parler, comment chacun d’entre nous était solidaire des autres, quel statut, quel rôle ils allaient tenir au sein de leur communauté, à distinguer le bien du mal. Et quand plus tard, l’oncle de Makha confia à son neveu le destin de son unique fille, les miennes accueillirent Salimata, comme une seconde mère. Moi, je l’accueillis comme un membre de ma famille : après tout, son mariage avec Makha en faisait un. Je la conduisis à son époux, la nuit de ses noces. Je lui transmis ce que je savais de notre mari. N’avions-nous pas le même destin auprès du même homme…

Salimata eut très vite un fils. Cette naissance emplit la concession d’un bonheur sans fin. Puis une nuit, couchées côte à côte dans la cour, nous aperçûmes une étoile se précipiter, seule dans le ciel, pour disparaître rapidement dans ses profondeurs. C’était un mauvais présage. Comme nous le craignions, le lendemain, les semaines suivantes, alors que nous étions en pleine saison, il ne plut pas sur Dhiakhane. Aucune goutte ne mouilla nos terres. Cela dura assez longtemps pour que les hommes se résignassent à quitter le village. Certains allèrent en ville, tandis que d’autres, parmi lesquels Makha, décidèrent de se rendre en France, où un parent les accueillerait.

Pour la première fois, je fus séparée de lui.

Régulièrement, Makha envoya de l’argent, que je réceptionnai et distribuai, en tant qu’épouse en chef, chargée de veiller sur la concession et sur tous ceux qui y habitaient. Puis un jour, après trois années d’exil et un courrier qui m’était adressé, dans lequel il annonçait son retour au village, Makha revint à Dhiakhane. Avec ses papiers et son autorisation au regroupement familial par l’Etat français, lequel lui permettait de revenir sur son sol avec une seule épouse. Qui de Salimata et moi était cette épouse ? A partir de cet instant, tout se mit à changer. En ce temps-là, Paris était loin d’être une ville dont je rêvais. Je n’en avais jamais entendu parler, avant la sécheresse qui força mon mari à s’y rendre. Je consentis donc, sans difficulté aucune, à laisser Makha repartir avec Salimata, étant convenu que je les rejoindrais plus tard, qu’il se débrouillerait.

J’attendis deux autres années avant de m’envoler vers Paris, avec dans mes bagages la carte de séjour de Salimata, son passeport, estampé des photos de ses enfants. J’étais Salimata. Je me fis à cette nouvelle identité, sans laquelle je ne pouvais vivre auprès de mon mari. A Paris, j’accouchai sous ce nom, je me promenai avec lui, il me collait à la peau, j’existais grâce à lui, et bientôt, j’en oubliai même qui j’étais. Que ce fût à la maternité, dans la rue, dans une administration, partout où j’allais, on m’appelait Salimata. Même la vraie s’y était mise, me rappelant ainsi que les rôles étaient désormais inversés : en France, c’était elle l’épouse en chef. Qui étais-je devenue ? Une concubine. Effacée. Murée dans un appartement, la porte close, dans lequel nous dormions au salon, à tour de rôle, Salimata et moi, toujours avec les enfants, quand ce n’était pas le tour de l’une ou l’autre de partager le lit conjugal, dans la seule chambre dont nous disposions. Pas de cour. Le salon servait d’aire de jeux aux enfants. Pas de ciel. Pas de visite. Pas de sortie. Personne à qui parler. La télévision, allumée du matin au soir. Le cri de nos enfants. La promiscuité. Le regret des vieux au village qui m’auraient dit comment m’adapter à ma nouvelle vie. L’absence des mots de nos voisins d’avant, qui m’auraient sauvée de la déprime. Je réalisai que je n’avais jamais été si seule, malgré la présence des enfants, de Makha, de Salimata qui sortait sans crainte d’être rapatriée. On l’appelait quand un de mes enfants était malade à l’école, on la contactait quand ils avaient fait une bêtise, parce que, légalement, elle était leur mère.

Mon inexistence me contraignit à me faire de plus en plus petite, dans un réduit où l’air me manquait. Je tombai malade : à travers moi, le médecin prescrivit à la co-épouse une tonne de médicaments que j’ingurgitai, sans savoir ce qu’ils étaient censés guérir en moi, puisque le seul remède au mal dont je souffrais se trouvait à Dhiakhane, où je ne retournerais pas sans le passeport de Salimata, seul élément qui m’aurait évité de sombrer dans ce mal-être contenu, de jour en jour aggravé par l’éloignement de mes enfants qui, de plus en plus, refusaient que nos coutumes leur soient enseignées. Lassée. Désespérée. La colère des mânes s’était-elle abattue sur moi ? Avaient-ils décidé de conduire mes enfants dans une vie d’errance, de laquelle, à coup sûr, rien ne sortirait ? Je les implorai. Les suppliai. Point d’écho. Le fossé se creusait entre Makha et moi. Mon mari était trop pris entre son travail d’homme de ménage le jour, de gardien d’hôtel la nuit, pour que le temps lui fût donné de poser les yeux sur son épouse malade, de s’apercevoir qu’elle s’effilochait. Ainsi, se déroulèrent les trois premières années passées à Paris. Puis un jour, loin d’être fortuite, une rencontre dévia le cours de cette existence.


Je rencontrai Maïmouna, alors que je sillonnais les foyers Sonacotra, à la recherche de n’importe qui, quelqu’un de mon village, avec qui extirper son souvenir, encastré dans mon esprit, qui refusait d’en sortir. Maïmouna avait l’âge de ma mère. Depuis plus d’une vingtaine d’années, elle était installée à Paris avec son mari et, passée la transition douloureuse entre Dhiakhane et la France, elle avait depuis longtemps saisi les codes selon lesquels on existait à Paris, où elle tenait un restaurant dans le dix-huitième arrondissement, dont elle avait fait un lieu de rencontre entre Dhiakhanais. C’était là que je l’avais retrouvée, après avoir arpenté les rues, rencontré des gens de foyer en foyer, jusqu’au jour où quelqu’un m’indiqua l’adresse du restaurant.

Maïmouna n’avait pas d’enfant.

Nous étions faites pour nous croiser. Maïmouna n’avait pas d’enfant. Je n’avais personne. Dès que j’évoquai le nom de ma mère, elle me précipita dans ses bras, un éclair furtif avait parcouru son regard, qu’elle gardait sur moi, comme si elle avait attendu ce moment où on lui amènerait la fille qu’elle n’avait pas eue, issue des entrailles d’une autre avec qui elle avait été initiée, petite, à la tradition de Dhiakhane, dont elle conservait intact le souvenir, qui l’empêcha autrefois d’accepter l’anonymat à Paris, où elle passa ses jours, cloîtrée dans son appartement, devant la télévision, dont elle ne comprenait pas encore la langue. Maïmouna s’était refaite toute seule. Grâce à son restaurant. Qui mieux qu’elle aurait su ressusciter Saran, la femme que j’étais, dans une ville aux lumières qui ne m’avaient pas encore éblouie ?

Elle aussi avait souffert de la solitude. Elle avait été malade, avait pleuré des jours durant, pris pour de l’indifférence l’absence d’un mari qui, s’il ne travaillait pas, se rendait au foyer Sonacotra où, avec d’autres immigrés, il tentait de se reconstituer un semblant d’existence. Puis Maïmouna eut l’idée de recréer à Paris, le temps d’un repas, la convivialité dhiakhanaise qui lui avait manqué. Longuement, nous évoquâmes notre village, la vie là-bas, ses coutumes, ses gens simples. La complexité de Paris rendait cette ville odieusement dépourvue de sens, mais nous y habitions. Et puisqu’il n’était pas question de la quitter, j’acceptai que Maïmouna se substituât à ma mère. Je me fis sa fille. Pour ne pas me perdre à Paris. Une mère. Une fille. Deux voisines, comme au village, avec ses mots et son arbitrage, sa franchise impardonnable. Cela ne suffirait peut-être pas à combler ma vie, c’était toutefois un cadeau issu de Maïmouna, qui méritait que je m’y accroche. L’espoir en moi. Puis la force. De surmonter jour après jour, aux côtés de Maïmouna, à Paris, dans ses faubourgs, devant sa préfecture où je me présentai, tout obstacle à l’obtention du papier rose qui me serait délivré, et où serait inscrit mon nom : Saran Cissé.

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9 décembre 2010
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