J’aime moins l’océan parce qu’il est assujetti à des horaires


(Chantal Guglielmone / pastels secs et cirage sur papier ancien / 29x21 / 2006)

Aujourd’hui, je m’entretiens avec Chantal, qui travaille à La médiathèque, au secteur « Art », j’ai mon questionnaire sur la table, je lui pose les questions.

On évoque sa manière de se déplacer, elle aime prendre le bus, pour voir chez les gens, le soir, quand les lumières sont allumées. Elle se raconte des histoires en apercevant un bout de salon ou de chambre. Elle aime marcher, elle aime flâner, elle regarde les maisons, en haut, pour voir où il y a des terrasses. « Les terrasses, ça me fait rêver, dit-elle, là le regard n’est bloqué par rien. On a tout Paris devant les yeux ». Je lui demande si elle aime la mer et la réponse fuse, incroyable : « Oui, la méditerranée en particulier. J’aime moins l’océan parce qu’il est assujetti à des horaires ».

Plus tard, elle me raconte une scène vécue dans le bus n°57 :

« En revenant de Paris, par le 57, j’étais montée à la station qui précède la gare de Lyon, je me suis assise au fond, dans la deuxième partie du bus, et j’ai eu l’impression que quelqu’un avait acheté du munster, ça sentait l’ammoniaque. Et quand l’odeur a commencé vraiment à m’incommoder, je me suis levée pour aller m’asseoir dans la première partie du bus, près du chauffeur. Peu à peu, tous les passagers ont fait comme moi, et ont émigré vers l’avant, jusqu’à ce que l’un d’entre eux n’apostrophe le chauffeur. “Écoutez, c’est insupportable, cette odeur ! Arrêtez-vous !” Le chauffeur ne sentait rien parce qu’il avait la climatisation en pleine figure. Quand il l’a stoppée, l’odeur qui venait du fond nous a tous avalés d’un seul coup. Nous nous sommes retournés. Il n’y avait plus qu’une seule personne assise au fond du bus. C’était forcément elle qui dégageait cette odeur.
Le chauffeur a arrêté son bus, et s’est dirigé vers le passager pour lui demander de descendre, en lui affirmant qu’il ne redémarrerait pas. “Descendez ! Monsieur !” Il n’a rien voulu entendre et c’est l’inverse qui s’est produit, ce sont tous les autres passagers qui sont descendus. J’ai croisé le regard de cet homme par la vitre. Il avait les yeux dans le vague, il semblait complètement déconnecté du monde, il semblait ignorant de tout, c’était triste pour lui, et triste de le traiter ainsi, j’en ai eu bien conscience mais, dans le même temps, cette odeur me donnait tellement envie de vomir que je ne pouvais pas rester avec lui par charité, ni être solidaire ».

12 février 2011
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