La Vieille au buisson de roses

Pas commode de sortir de la terre, ça colle au ventre, (Lionel-Édouard Martin)


Ce sont de fréquentes visites de courtoisie que Lionel-Édouard Martin rend à sa mémoire. Celle-ci lui donne régulièrement des nouvelles de ses morts. La plupart du temps, ils vont bien. Leur présence perdure, à petit feu, grâce à lui, dans des lieux du Poitou, à Chailly ou le long de la rivière Gartempe, dont il redessine furtivement les contours, redonnant vie à des visages et à des scènes dissimulées derrière les tentures du passé.
Cette fois, ce sont trois solitudes qui vont se poser, se donner et tenter de se coudre les unes aux autres en improvisant des points de croix particuliers. L’histoire est simple. Elle se complique dès que s’affirme la personnalité bien tranchée des personnages principaux. Il y a là une vieille femme en proie à de sérieuses hallucinations auditives, un chien mal en point capable de chanter des psaumes en latin et un marquis ( ex-tombeur en bout de course) sillonnant le canton à bord d’une voiture hors d’âge.

« Le chien geignait dans la nuit ; parfois c’était un hurlement à la mort, comme on dit, qui prenait le ventre, et tordait le jour à venir comme un vieux poirier bourrelé par les vents. »

Ce chien, qui se frotte à ses jambes, qui l’accompagne à la messe de Noël, qui s’allonge même un temps dans la crèche à la place du baigneur en celluloïd que le curé doit y déposer à minuit pile, ce chien que la vieille a d’abord tenté de rejeter, elle va peu à peu l’adopter, lui parler, en faire son confident et son interlocuteur privilégié. Elle le baptise Diurc. Parce que pour elle l’animal hirsute, pelé, plein de croûtes, doit appartenir à la noblesse locale et que Duc dans sa langue à elle, c’est Diurc. (Et gâteau, Gâtyeau, et peu, pyeu, et guère, guyère, et camion, gamion, et épiderme, épidyerme, etc). C’est avec cette certitude bien ancrée, qu’elle va écrire à tous ceux qui sont plus ou moins ducs dans la région en leur demandant de venir récupérer le chien perdu qu’elle a recueilli.

« Monseigneur, ce courrier pour vous informer de ce que votre chien n’est pas perdu : il tournait depuis des semaines dans notre rue, et j’ai fini par le recueillir chez moi la nuit de Noël. Soyez bien sûr que je le traite comme on doit traiter un chien de sa qualité. Comme personne ne savait son nom et qu’il n’avait pas de collier, je l’ai appelé comme vous : Duc. »

Le marquis de Cruid, qui n’est pas duc, et qui n’a pas, non plus, de chien, sera le seul à prendre au sérieux cette lettre, se disant qu’il ne serait pas désagréable, à son âge, de se trouver un compagnon capable de couper sa solitude et d’atténuer, par sa douceur, ses ennuis cardiaques.

« Il en a décidé, Olivier de Cruid : il irait vers cette femme et son chien – celle qu’il n’ose qualifier de « vieille », quoiqu’il ne doute pas qu’elle ne le soit, ou quoiqu’il le souhaite, dans cette collusion des sonorités où l’être et le désir se confondent, ne forment qu’une seule réalité. »

Le roman s’avance ainsi. L’un va vers l’autre tandis que l’inverse est également en train de se mettre en route. Avec entre eux, le personnage central, en l’occurrence le chien, qui n’a demandé que pitance et logis et qui va, au bout du compte, jouer (il le fera en surpassant son naturel) le rôle titre dans un triptyque où Lionel-Édouard Martin fait feu de tout mot, mêlant phonétique et double sens, présent et passé antérieur, langage de la terre et bruissement des branches, cris rauques et murmures du vent. Il le fait avec cette langue étonnante, à la fois parfaite et habitée, entrecoupée de sonorités captées dans l’ancien patois local et façonnée par un apport oral qu’il distille de façon fragmentaire, reconstituant « cet état du langage où tout, consonnes, voyelles, s’enracine dans la gorge » pour que bruisse, à mi-voix, « le raclement de l’air sur les cordes vocales. »


Lionel-Édouard Martin : La vieille au buisson de roses, Le Vampire Actif.

18 mars 2011
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