matières #2

erso de cette carte postale représentant une enfilade de bâtiments tous identiques, visiblement de construction récente au moment de la prise de vue portant en bas l’indication suivante : 14. – DUGNY (Seine). – (Groupe H. B. M.) – Pont-Yblon – Vue prise de la route de Flandre  [1]
une lettre dont il ne reste que la fin, écrite d’une main appliquée après une nouvelle affectation, la première partie perdue, disparue ou jetée  ? rédigée certainement sur une autre carte mais représentant quoi  ? et les avions qui passent àchaque instant àraser les toits, mais on s’y fera. Tu vas voir comme nous allons être heureux dans ce petit nid, mais attention, il n’y a guère que des célibataires dans le bâtiment, alors gare. Cette carte, c’est la vue générale, tu vois àgauche, les arbres de la route, comme pays mon impression est un peu meilleure que la première fois. Je ne sais pas si tu t’y reconnaîtras dans toutes les explications que je t’ai faites, enfin tu verras par toi-même bientôt. Je ne sais pas où t’envoyer ma lettre. Je vais mettre Bordeaux àtout hasard. Sur mon adresse tu mettras Peloton 374 àPont-Yblon par Blanc-Mesnil (Seine-et-Oise). Si tu savais comme le temps commence àme durer, heureusement que tout ce changement ça fait passer le temps mais tout de même, vivement que les autres reviennent. Mille grosses bisettes, ma chérie, de ton Pierrot qui ne pense qu’àtoi et bien souvent. Pierre ces mots soulignés ALORS GARE comme pour signifier un manque de confiance, une inquiétude, un doute, un soupçon ou tout simplement un tempérament jaloux, en contradiction évidente avec ce péremptoire TU VAS VOIR COMME NOUS ALLONS ÊTRE HEUREUX et au recto une flèche au stylo au niveau du deuxième bâtiment indiquant probablement le nouveau logement, cocon, nid d’amour, écrivant des années plus tard dans ses mémoires rédigées dans une prose policière caractéristique, habituée àpréciser les détails géographiques et circonstanciels, àsaisir les noms propres en majuscules comme dans un rapport, avec sa ponctuation et son orthographe approximatifs : Je me trouvais parmi ceux qui allaient àPONT-YBLON, AU PELOTON n° 370 sous les ordres du lieutenant NAY. PONT-YBLON se trouve dans la commune de DUGNY, àl’extrémité Est du département de la SEINE, séparé du terrain d’aviation du BOURGET par la route nationale PARIS-SENLIS. C’était une cité toute neuve habitée par quelques civils qui furent relégués dans une aile d’un bâtiment. La plupart des logements n’avaient jamais été occupés. J’avais fait partie du détachement précurseur chargé de reconnaître les lieux, d’en prendre possession et de procéder àl’affectation des logements. Sans que j’y sois pour rien, il me revint un appartement au 3e étage, faisant face d’un côté sur la route et le terrain d’aviation et de l’autre côté sur la cour intérieure. Il était composé de trois grandes pièces, j’étais gâté et j’en étais heureux pour ma femme qui je pensais allait s’y plaire. Il nous fut octroyé une permission pour nous permettre de faire effectuer le transport de nos meubles afin que nous soyons en place avec nos familles pour les premiers jours d’avril 1936, cette préoccupation hygiéniste pour la qualité et la salubrité du logement, bien dans le ton de l’époque et parfaitement légitime pour un homme d’origine modeste, fils de paysan, ayant partagé l’essentiel de sa vie entre une masure sombre et incommode et les casernes, rien àvoir avec ces grands espaces vitrés, alternant lignes horizontales et verticales, noir et blanc, opacité et transparence, sans cloisons ni murs porteurs, lumineux et confortables, protégés par des stores et des brise- s