d’une image, des mots



Tic - T’as déjà eu l’impression d’être à côté de la plaque ?
Toc - Comment ça ? Tu veux dire complètement à l’ouest ? Décalqué ? À côté de tes pompes ?
Tic - Hmm... Plutôt un peu perdu. Tu vois où t’es, tu vois où tu veux aller, mais y a pas de chemin entre les deux. Comme si t’étais né dans une ferme du Larzac, que ton destin c’était de reprendre le troupeau familial, mais que toi ton rêve, ce serait de devenir champion du monde de kick boxing avec tout un tas de supportrices bridées euphoriques. ’fin tu vois l’genre quoi.
Toc - Ouais. J’savais pas que t’avais des origines paysannes...
Tic - Mais non crétin ! C’est une image ! Tu crois vraiment que j’passerais mon temps à bouffer des chips en lisant des mangas si je voulais devenir un pro du sport de combat ?
Toc - Bah j’en sais rien moi... Si t’es à côté de la plaque...
Tic - Non. Ce que je voulais dire, c’est que là je suis à un point de ma vie où faut que j’passe à aut’ chose. Tu vois l’genre quoi.
Toc - … Passer à quoi ?
Tic - À aut’ chose ! Tu comprends rien ou quoi ? Genre je suis là, en train de rien foutre de ma vie, et faut que je saute sur tous les trucs qui m’tendent les bras.
Toc - Hein ?
Tic - Bah oui, que je saute sur un truc cool, tu vois l’genre. Parce que là où j’suis, y a que dalle et ça craint un max. Et comme y a pas de pont entre ma vie et celle que je veux, ben faut que je saute.
Toc - C’est quoi la vie que tu veux ?
Tic - Bah j’en sais rien... J’suis à côté de la plaque j’te dis ! Tu vois l’genre...

Tic et Toc se taisent. Ils regardent dans le vide en imaginant leur avenir : une grande ligne blanche et floue pour l’un ; un petit point à peine plus loin que le chewing-gum qu’il attrape pour l’autre.

Toc - Hey ! T’as vu ?
Tic - Quoi ?
Toc - Là-bas ! Y a une fille qui nous regarde !
Tic - J’vois rien. Rha, t’es grave ! J’te parle de ma vie et toi tu fais que mater en mastiquant !
Toc - T’as vu, elle a un t-shirt rose...
Tic - Et alors ? J’ai une gueule de styliste ? Slim brillant et marcel en filet ? Tu vois l’genre...
Toc - Elle est mignonne...
Tic - Ok. Bon, t’as qu’à aller lui demander son numéro. Mais évite de trop parler...

Toc s’en va, puis revient le sourire aux lèvres et un papier vert argenté à la main.

Toc - J’avais rien pour écrire, du coup elle m’a filé son 06 sur la pochette Hollywood. La classe ! Y a l’odeur de menthe et tout...
Tic - Il t’en reste ?
Toc - Quoi ?
Tic - Des chewing-gum abruti !
Toc - Nan.
Tic - J’crois que j’vais me barrer.
Toc - …
Tic - Hey ! J’te parle !
Toc - Hein ?
Tic - Je me casse.
Toc - Où ?
Tic - J’sais pas. Loin.
Toc - Cool ! J’peux v’nir ? Avec elle !
Tic - Nan. C’est ma vie mec, j’me casse pour trouver ma vie !
Toc - Ben si on est trois on la trouvera plus vite !
Tic - Tu sais même pas où chercher.
Toc - Toi non plus.
Tic - Hmm...
Toc - Allez !
Tic - Rha, j’sais pas... On irait où d’après toi ?
Toc - Aucune idée. Y a le RER qui passe dans trois minutes. On a qu’à le prendre.
Tic - Hmm...
Toc - J’ai des tickets si tu veux !
Tic - Hmm...
Toc - Hey mec ! C’est peut-être le RER de ta vie ! Fais pas l’con ! »
Tic - « Le RER de ma vie ». Bon, ça marche. Mais t’as pas intérêt à lui rouler une pelle devant moi ! »
Toc - T’inquiète !

Tic rit. Il regarde le paysage derrière lui, puis le panneau des horaires. La destination lui est inconnue.
Bip bip bip : c’est parti !

Castagnette - Moi c’est Castagnette. On va où ? Et vous ? C’est quoi vos petits noms ? Vous êtes jumeaux ? Oh, vous êtes trop mignons !
Toc - Hé Tic ! T’as entendu ça ? Elle a dit qu’on était mignon. Euh, moi c’est Toc, lui c’est Tic. Il déprime en ce moment.
Castagnette - Enchantée. Pourquoi il fait cette tête ? Attends je sais ce qu’il lui faut, je dois avoir des bombec dans mon sac. Rien de tel pour déstresser.
Toc - Nan, laisse tomber, il veut du chewing-gum.
Castagnette - En tout cas drôlement silencieux. Je sais maintenant, vous êtes de faux jumeaux, mais vous êtes trop choux !
Toc - Hé Tic, t’as entendu ça ?
... (Tic)
Castagnette - On va où ? On va faire les magasins ? Ou alors une balade ? J’adore les longues balades. Quand j’étais petite...
Toc - En fait, on est en train de chercher une vie.
Castagnette - Une vie ? Une vie ? Pour qui ?
Toc - Pour Tic, il …
Castagnette - Il a perdu la sienne ? Oh c’est dommage, ça doit pas être facile. Alors on fera les magasins. Chouette ! Moi j’ai besoin d’un slim brillant et un marcel en filet. Tic on lui trouvera bien une vie quelque part. Des vies dans un rayon de magasin ? J’en ai vu quelque part. Et toi Toc ? Tu veux quoi ? Allez c’est moi qui régale, Noël avant l’heure ! Vous êtes vraiment trop choux. Bah alors ? Tu voudras quoi ?
Toc - Euh...

Tic se retrouve seul avec lui-même. Enfin seul dans sa tête quoi, pendant que les deux rigolos là, ils causent. Ils causent un peu trop même, surtout la fille avec son nom à la mord-moi-le-nœud. Croquette ? Girouette ? Bref, un truc bizarre en -ette qui commence à lui briser les mirettes.
Et dire que ce matin, en descendant boire son chocolat chaud préparé par môman, il pensait aller faire du skate avec son meilleur pote. Il lui aurait montré la nouvelle technique méga cool de retournement acrobatique multi-facette tout droit importée des States. Un truc vu sur Youtube avec des mecs super balèzes qui gagnaient des Roulettes d’Or. Un truc de malade quoi, pour lequel il s’était entraîné au moins trois heures la veille.
Et puis soudain, il se retrouvait là, la tête dans le brouillard, dans une odeur de sueur, de banquette sale et de pipi desséché. Tiens, comment ils font les clodo d’ailleurs ? Il se disait qu’où il allait, y aurait des toilettes gratuites à tous les coins de rue. Ce serait ça l’égalité sociale ! Que chacun puisse assouvir ses besoins naturels en toute quiétude !
Rha... V’là qu’ils lui parlent maintenant ! « Foutez-moi la paix ! » qu’il avait envie de leur dire. Mais il se taisait, se laissait bercer par le bruit du vent dans les arbres, celui qu’il imaginait. Il regardait le paysage passer à toute vitesse sans se laisser observer. Toujours courir pour être caché. Jusqu’à ce que le wagon s’arrête. L’inconnu deviendrait alors l’arrivée. Disparu le mystère.

Pourquoi était-il parti déjà ?

Anne-Sophie et Chedy Ben Youssef

(L’image est de Séverine Cauchy, artiste plasticienne).

29 juin 2011
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