André Markowicz | Un entretien aléatoire (10)

WANG WEI


CHANSON DE LA SOURCE AUX PÊCHERS


Le pêcheur laisse dériver sa barque
saisi par le printemps dans les montagnes
Sur les deux rives les pêchers en fleur
se rapprochent menant à une source
Il contemple les arbres aux fleurs rouges
il ne se rend pas compte des distances
Il arrive aux confins du courant bleu
il n’aperçoit personne autour de lui
Brusquement il se voit dans une grotte
puis un passage étroit il doit ramper
Mais un espace vaste s’ouvre ensuite
un sentier large sans aspérité
Plus loin encore il trouve des nuages
qui semblent couronner un petit bois
Il entre et là il voit mille maisons
et tout autour des bambous et des fleurs
Comme il avance vient à sa rencontre
un homme qui ramasse du bois mort
L’homme lui dit son nom et son prénom
nul ne les porte depuis huit cents ans
Lui et les siens ils portent des habits
qu’on ne voit plus depuis près de cinq siècles
Ils ont vécu ensemble sur les terres
qui dominent la source de la joie
Loin au plus loin hors d’atteinte du monde
ils cultivent leurs champs et leurs jardins
Les maisons sous les pins au clair de lune
sont des refuges de sérénité
Quand le soleil a percé les nuages
la basse-cour et les chiens se répondent
Surpris de recevoir un visiteur
les habitants se pressent l’interrogent
Chacun l’invite chacun lui demande
quelles nouvelles de la capitale
Quand le soleil est haut les fleurs des arbres
sont balayées pour lui faire un chemin
Quand le soleil se couche au fil de l’eau
les bûcherons et les pêcheurs reviennent
Pour échapper aux désordres du monde
ils étaient venus là aux premiers jours
Ils ont vécu comme des immortels
jamais ils n’ont cherché à revenir
qui sait dans la vallée où ils habitent
qu’il est une autre vie et d’autres hommes ?
Nous de chez nous regardant l’horizon
voyons montagnes vides et nuages
Pourrions-nous croire que ce lieu existe
et soit si difficile à percevoir
Mais le cœur du pêcheur est de poussière
et voilà qu’il regrette sa maison
Il a repris le chemin de la grotte
les eaux et les montagnes le séparent
Il a fait ses adieux à sa famille
il se relance dans son long voyage
Il se laisse guider par la mémoire
il refait le chemin qu’il avait fait
Mais entre-temps les montagnes les passes
semblent avoir changé du tout au tout
plusieurs courants amènent désormais
vers autant de forêts et de nuages
au retour du printemps chaque rivière
devient un lit pour les pêchers en fleurs
Il ne sait plus où retrouver la source
il a perdu son immortalité.



Note :
J’ai découvert ce poème de Wang Wei (701-761), un poème de sa jeunesse, à travers sa traduction par Armand Robin, « Allure de fontaine et de fruit », publiée dans Poésie non traduite, I, pp. 23-25, au moment où Françoise Morvan rédigeait sa thèse de doctorat d’Etat sur cet auteur à qui nous devons notre rencontre (Armand Robin, Bilans d’une recherche, Université de Rennes-II, 1988). Le poème et la traduction sont analysés dans le volume II, pp. 380-387).
Je l’ai traduit à partir de deux séries de sources. D’abord, deux mots à mots. Le premier trouvé sur le magnifique site internet de Mark Alexander (http://www.chinese-poems.com/peach.html), le second fourni par mon ami Yann-Varc’h Thorel, grand connaisseur de la Chine et auteur d’une anthologie de la poésie Tang en langue bretonne (Yann-Varc’h Thorel, An anv dinamm, an divarvel forbannet ha fur ar varzhoniezh, Skrid, 1996).
J’ai également étudié une série d’autres traductions, parmi lesquelles je citerai :
- Wang Wei, Les Saisons bleues, l’œuvre de Wang Wei, poète et peintre, éd. Phébus, 1989, p. 22. — Étude et traductions passionnantes de Patrick Carré.
— Wang Wei, Paysages : miroir du cœur, traduit du chinois par Wei-Penn Chang et Lucien Drivod, collection « Connaissance de l’Orient », Gallimard, 1990, p. 97.
— Wang Wei, Poems, Penguin Books, 1973, Translated with an introduction by G. W. Robinson, p. 34-37.
— Pauline Yu, The poetry of Wang Wei, new translations and commentary, Indiana University Press, Bloomington, 1980, pp. 59-61.
— Vikram Seth, Three chinese poets, (translations of Wang Wei, Li Bai and Du Fu), Harper Perennial, 1993, p. 14.
Et trois différentes traductions anglaises de la célèbre anthologie des Trois cents poèmes Tang :
Three hundred poems of the Tang Dynasty, 618-906, a Translation with Notes and Commentary of the Study and Appreciation of the Chinese Poems. Translated by Witter Bynner, Book World Company, s.d. Taïpei, p. 203.
300 Tang Poems, translated by Innes Herman, The Far East Book Co., Ldt, Taipei, 1973, 2000 (j’ai utilisé l’édition de 2000, p. 240)
Three hundred Tang Poems, translated and edited by Peter Harris, Everyman’s Library, Pocket Poets, 2009, p. 225

3 novembre 2011
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