La grenouille a ouvert le livre

Lui, il dit qu’il vient juste pour voir, c’est la première fois,
et peut-être, ajoute-t-il, qu’il n’osera pas et n’écrira rien.
Il vient comme ça, et s’il le peut, repartira, voilà.
Bienvenue.
Les journées sont longues, il faut passer le temps où on est à attendre,
les papiers à remplir, les cases à cocher, le RSA à obtenir, toute l’identité à mettre en ordre,
tout ce qui de soi est désordre et effraie.
Oui, mais tout de même un grand désir d’être là.
Il a peur de ne pas savoir, il veut apprendre.
Sauf qu’ici, à l’atelier, on n’apprend rien du tout.
Juste à mettre le cap sur quelque chose
qui s’ignore rudoie surprend s’accorde saisit s’écrit
en soi de soi
au fond.
Fatigués.
Et de l’énergie, il en faut beaucoup, je le sais,
et du courage, parce que, pour certains, rester près de deux heures sur une chaise,
et combien sont dures ces chaises en bois, dingue de fabriquer des planches pareilles,
c’est une souffrance, le dos trinque, et tout ce qui fait mal à l’intérieur.
Plus l’envie de fumer, tousser, bouger.
Et la tête vide au début, comment je vais faire pour.
Et puis aussi à quoi ça sert.
Parce que pour un autre, des conneries tout ça.
Des haïkus ? Mais c’est japonais, on ne saura pas faire, ça ne rime pas,
c’est pas dans notre tradition française.
Tout ça, vos conneries, rien à foutre, et puis on m’a volé mon portefeuille, on m’a volé.
Furieux, il quitte l’atelier.

Au milieu du champ
libre de toute chose
chante l’alouette

C’est vrai, légère alouette de Bashô, tu ne viendras pas rapporter
au bout de ton bec le portefeuille,
ni guérir la sciatique, ni calmer l’angoisse.
On le sait.
Mais
Je me retourne pour regarder
la personne qui m’a croisé
la brume
(Shiki)

Et la brume se dissipant, quelques miracles opèrent.
Car celui qui venait juste pour voir, c’est la première fois,
celui qui n’osait pas et comptait repartir,
va, sous son crayon, faire fulgurer ses étonnants poèmes.

La grenouille a ouvert le livre
À la déchéance elle nous livre
Nous flottons.


Sous la lune, il chante sans gémir et l’émotion de ça,
qui dit peine et beauté,
solitudes et rêveries,
empêchements et péniches,
il nous l’offre d’un trait et ne s’arrête pas.
C’est lui qui venait juste pour voir,
c’est lui qui n’osait pas, lui qui voulait apprendre
et qui soudain devient un maître.

Frères de liberté
Au cœur transparent
Réparons

Voilà. Bienvenue.

17 janvier 2012
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