Brigitte François | Le point de vue d’un personnage

Au premier plan, je vois six personnages.
Je sais que l’une des femmes est Eurydice : elle regarde terrifiée le serpent qui s’éloigne de son pied, qu’il vient de mordre. Eurydice est condamnée. Elle va mourir.

Je sais aussi que l’artiste à la lyre est Orphée, son tout nouveau mari. Il n’a rien vu. Il ne sait rien. Deux admiratrices à ses pieds le contemplent béatement. Orphée superstar.

Un homme en toge écoute attentivement : serait-il l’impresario venu engager le musicien ?

Il y en a bien un qui a tout vu : le pêcheur installé au bord de la rivière.
Homme de peu, il ne dira rien, intimidé par les atours de ces belles personnes.

Peut-être… sans doute… y a-t-il du bruit : car là-bas, près de l’autre berge, une joyeuse bande s’ébat dans l’eau. Les vêtements et carquois abandonnés près d’un arbre dénotent la troupe de soldats au repos. Et puis le bateau halé par cinq esclaves : ne leur faut-il pas un rythme pour avancer, un cri répété : Oh hisse ! ou bien un martèlement de tambour ?

Et le château qui fume ? canonnade ?

La voix bénie des dieux d’Orphée est-elle dotée du pouvoir de dominer tout autre son ?

Deux taches rouges, taches vestimentaires, deux manteaux, l’un porté par Orphée, l’autre accroché à l’arbre aux carquois. La berge naturelle de la rivière s’oppose à la berge construite. Mais le château est en feu, et le fortin au sommet de la colline, sous l’orage qui menace.

La lumière est sur la mort, elle l’annonce, l’accompagne. Eurydice , au centre du premier plan meurt sous les feux de la rampe qu’on aurait pu croire réservés à son mari, la star.

La douceur champêtre est menacée : mort, vent, orage en préparation, feu… l’innocence des regards des deux jeunes filles n’y peut plus rien. C’est trop tard, c’est fini, la légende peut commencer ;

1er février 2012
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