Apprivoiser les images d’Araki

Vouloir exclure quelques images du travail d’Araki au motif qu’elles sont choquantes, pour mieux garder celles qui représentent ce qui est plus commun à tous, est un non-sens. La photographie d’Araki est boulimique (dans les années 90 les publications de son journal photographique étaient mensuelles !) avec cette volonté d’épuiser ce regard, ce qui correspond en fait à singer le monde des images qui est désormais le notre. A la profusion des images que nous recevons quotidiennement, le plus souvent contre notre gré, Araki oppose un tumulte d’images, les siennes, qui ont une tout autre intelligence, et d’une certain façon déplace le curseur de l’obscénité. Qu’est-ce qui est plus obscène, l’image d’une sexualité qui n’est pas nécessairement la notre ou celle des dernières publicités pour un grand groupe de supermarchés qui détournent en grande impunité une imagerie qui en d’autres temps s’attaquait à combattre le tout-consommation ?, images impossibles à fuir parce qu’elles sont sur tous les murs de la ville et qu’elles défigurent la campagne tout autant.

On ne peut pas dissocier certaines images d’Araki de son corpus, parce que c’est précisément dans le nombre multiple de ces images que se tient le caractère unique et perçant de ce regard. On ne peut pas regarder une seule image d’Araki, c’est plusieurs qu’il faut envisager, idéalement ce sont toutes les images d’Araki qu’il faudrait voir, mais à l’impossible nul n’est tenu, pour les même raisons que de ne voir qu’une seule cible de Jasper Johns ne soutend pas la recherche d’épuisement de variations de Johns à partir de sujets simplissimes, et comment cette recherche est celle au coeur du questionnement même de l’image. On ne peut pas nier l’existence de tout un pan des images d’Araki, comme il serait par exemple sournois de refuser de lire dans l’oeuvre de Georges Perec, ceux des livres dont la préoccupation principale est la recherche oulipienne, en se tenant à ceux des livres de Perec qui ne mettent pas en oeuvre cette recherche de la langue, c’est regarder l’oeuvre selon un éclairage biaisé et donc la travestir.

Il faut au contraire se rappeler qu’avant d’être un érotomane, particulièrement actif apparemment, Araki est un photographe qui se pose la question de son sujet, et, choississant de rendre compte du quotidien, de son quotidien, il est alors impossible de ne pas faire certaines images. Ce qui se complique notamment, dans le fait que de photographier des scènes de sexualité fasse intégralement partie du plaisir de travailler à l’oeuvre tout comme le plaisir de photographier d’un Giacomelli soit de survoler les champs de Toscane.

Apprendre alors à regarder alors ces images, celles que l’on ne voulait pas voir d’emblée donnera en retour de mieux comprendre comment le bondage est bien plus polysémique que le seul fantasme sexuel qui lui fait de l’ombre. Ici l’on n’attache pas le corps de la femme aux barreaux du lit pour mieux jouir d’elle, mais au contraire on sculpte son corps en lui donnant des formes insolites et par ailleurs codées, appréhender ce nouveau territoire formel par le dessin permet justement de dépasser ce qui est cantonné au sexuel. Ou encore que l’épuisement du regard et la médiocrité des photographies de bordels souligne en fait la fatigue frustrante de l’érotomane toujours reconduit aux limites de son imagination.

Non, dans Araki, il faut tout regarder, tout voir, tout ingérer, c’est une oeuvre qui doit s’éprouver, la fatigue en résultant venant corroborer avec celle du regard de son photographe, Nobuyoshi Araki.

Ce qui induit cependant en erreur dans la lecture de l’oeuvre d’Araki sur internet, c’est comment elle sépare les images les unes des autres quand la même oeuvre lorsqu’on la fréquente dans les éditions graphiques ou dans les expositions insiste systématiquement sur le voisinage des images entre elles. Tout comme il n’est pas raisonnable d’envisager d’ailleurs l’oeuvre de Giacomelli sur une support numérique, ce qui prive de voir la matière même des images de Giacomelli, la diffraction lumineuse du grain.

26 février 2005
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