méthodes #2

assant des heures à rêver, à méditer sur telle ou telle photo, les considérant minutieusement, s’abîmant dans leur contemplation, examinant la vue d’ensemble autant que chaque petit élément aussi secondaire et accessoire qu’il puisse paraître, imaginant la vie, la mort, les pensées, les impressions, les sentiments des individus ainsi saisis dans un instant d’éternité, scrutant les images non seulement avec une application et une persévérance obstinée, opiniâtre, têtue, mais également avec une bienveillance délicate et prévenante, tentant désespérément de pénétrer aussi bien dans la profondeur du papier que dans l’intimité des êtres, de les rejoindre par la pensée, de les invoquer mentalement, de fouiller, creuser en deçà de la surface des apparences pour ressentir de nouveau les vibrations de l’air qu’ils ont respiré, la qualité de l’atmosphère dans laquelle ils ont évolué, la teinte et la tonalité particulières de leur environnement visuel et sonore, propre à chaque époque, allant jusqu’à espérer les toucher, les caresser, entrer en contact physique avec eux, ce genre d’exercice spirituel pratiqué avec une régularité et une ferveur presque ascétique dans le but insensé d’effacer l’épaisseur insondable d’oubli accumulée depuis des lustres ainsi qu’une couche de poussière sur un vieux meuble délaissé, s’efforçant de concevoir, dans leur variété, leur exubérance et leur relativité, la totalité des événements contingents qui ont présidé à la prise de vue, chaque document apportant la preuve que quelque chose ou quelqu’un a bien été quelque part à un moment précis, qu’il y eut bien un frémissement, une palpitation matérielle et concrète là où ne subsiste désormais plus qu’une trace floue et fanée, un vestige évanescent, cherchant à reconstituer dans une sorte d’angoisse policière la trame des faits et des actes attestant d’un réel devenu inaccessible et impénétrable, hors d’atteinte, demeurant donc sur le seuil, interdit, désemparé, étranger, se trouvant dans l’incapacité de résoudre en fin de compte l’énigme, devant se contenter de supputer la destinée des créatures et des objets représentés, devinant l’inexorable extinction des générations, l’implacable et destructeur mouvement de l’histoire, sa lente, écrasante et inéluctable progression, remontant ainsi le fil des heures, le cours des jours et des années, plongeant dans la rumeur des distances temporelles sans pour autant parvenir à entrevoir le passé à partir d’aucune anamnèse, toutes ces interrogations ne pouvant s’élucider en suivant la voie d’aucune réminiscence, d’aucune opération de mémoire, devant par conséquent se contenter de vagues suppositions, de conjectures, d’hypothèses qui entraînent fantasmatiquement l’esprit et l’œil intérieur dans un champ aveugle et hors du cadre, finissant à force d’insistance et d’acuité par flotter dans un état de semi-conscience hypnotique, éprouvant alors de menues mais fulgurantes sidérations, de brefs mais saisissants ébranlements émotionnels, ressentant un indéfinissable trouble mélancolique à la découverte de quelques détails touchants s’ajoutant aux clichés et qui néanmoins s’y trouvent déjà (le poing tendu tenant – ou faisant semblant de tenir – un revolver, l’absence totale d’insignes distinctifs de grade, d’arme ou de régiment sur un uniforme, une légère inclinaison de la tête, un sourire à peine esquissé, une paire de chaussures bicolores, un bouton dégrafé, la mystérieuse et indéchiffrable présence d’une personne apparaissant ou plutôt se révélant au second plan), concentrant son attention sur les expressions de ces visages devenus familiers à force de les fréquenter, les observant avec une tendresse affectueuse et nostalgique comme si leurs regards lui étaient adressés, lui envoyaient un impénétrable et mystérieux message à travers les âges qu’il lui appartient de décrypter et d’élucider, ou bien comme si quelque chose d’indéfectiblement vivace, le dépassant et cependant se tenant dans une certaine proximité, se déployait à travers les siècles, franchissait les époques pour parvenir jusqu’à lui, ou encore comme si une substance à la fois immatérielle et immuable, située à l’intersection exacte du fugitif et du permanent, une immobilité vive, une éphémère durée, se manifestait, traduisant précisément la fugace constance de toute vie humaine, son invariable précarité ; les voyant vivants et sachant qu’ils ne le sont plus, qu’ils ont définitivement été emportés par la houle fatale de l’existence, leur attitude exprimant une tragique et douloureuse alarme, cette blessure inguérissable et éternellement renouvelée du temps qui passe et de la mort qui frappe ; devenu en quelque sorte témoin d’une catastrophe qui a déjà eu lieu, ces émanations en apparence surnaturelles du passé obtenues en fait grâce à un simple procédé technique consistant à fixer l’image des sujets par l’action de la lumière sur une émulsion chimique en provoquant de minuscules agrégats de cristaux de sels d’argent qui se déposent sur une surface impressionnable, confirmant que ce que l’œil voit a bien été, le rayonnement lumineux émis par telle ou telle personne ayant imprégné la plaque sensible et parvenant au présent tel l’éclat différé d’un astre à travers les distances infinies ; écrivant animé non pas de pitié, ni de compassion, ni même s’évertuant à apaiser un quelconque courroux ou une prétendue détresse des disparus, mais veillant avec une précaution minutieuse sur des milliers de souvenirs qui ne lui appartiennent pas et qui toutefois ne peuvent se dissoudre, résistent à l’érosion, refusent résolument de s’évaporer, les entourant pour ainsi dire d’une enveloppe protectrice de mots, leur adressant une protestation d’amou



16 mai 2012
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