Charogne

B., son crâne est chauve sous sa casquette à visière ; elle est crasseuse et râpée ; ses lunettes, elles sont enfoncées depuis combien d’années sur son nez ? Elles sont épaisses comme culs de bouteille et derrière les verres ses yeux sont si minuscules. Voilà, c’est lui. Je l’entends, là-bas, qui s’adresse à mon père. Sa voix est rauque et éraillée. Il crie plus qu’il ne parle comme on si étaient sourds tout en crachotant une fine pluie de salive mélangée à ses mots : il faut alors tourner la tête sur le côté. Il s’étend en palabres à propos de tout et de rien. De loin, on le voit sautiller comme un danseur sur de la braise ; il a des gestes brusques et imprévisibles.

B. est le domestique de mon père. Il vient du bourg voisin. Son monde à lui, ce sont les hautes montagnes qui sont sur le côté de la plaine. Il les connaît à fond car c’est un homme à chasse et à chiens : il est sans cesse pressé de courir derrière les lapins ou les sangliers. Il pue poudre noire et graisse à fusils.

Le désir effréné de chasse irrigue son sang. En même temps, il ne saurait s’arrêter de se plaindre : il râle d’avoir loupé tel sanglier, il maugrée d’avoir abattu trois lapins plutôt que quatre ou d’avoir levé trop tôt tel perdreau. Il se lamente surtout de sa chienne « qui ne vaut plus rien ». C’est pour ça qu’il lui met dans les flancs des coups de pied en veux-tu-voilà. La bête apeurée se cache sous la table en attendant que ça passe. A certains retours de chasse, elle est debout à l’arrière de sa camionnette, tremblante sur ses pattes frêles, avec ses yeux chassieux, ses poils de la tête tout aplatis, pleins de crasse : on dirait un singe déplumé. Mais c’est une bonne chasseuse. A preuve, ses oreilles sont trouées par les plombs égarés.

Par temps de chaleurs B. l’enduit de grésil : c’est pour faire fuir les tiques qui s’accrochent à sa peau sous le poil et lui tirent le sang. Elle pue, Lolo, elle se traîne, noire et poisseuse, comme si elle était passée par un conduit de cheminée.

Cette année a vu sa fin : en se levant un matin de juillet B. l’a trouvé raidie, étendue devant sa niche, les yeux mangés par les tics. Il est alors resté cloué sur place. Puis il s’est baissé au-dessus du cadavre, l’a examiné longtemps sans oser le toucher ; puis il a pris sa pauvre chienne en pitié, s’est essuyé les yeux et les verres de ses lunettes embués de larmes. Enfin il s’est mis à jurer violemment. Il s’est calmé en fixant le corps de l’animal et il a marmonné : « Faut le voir pour le croire, faut le voir, faut le voir pour le croire ! » Un peu d’air a frémi au-dessus de sa tête dans le grand platane.

Il s’est mis à tourner autour de sa maison, à tourner comme un forcené, hagard, agité, comme quand on s’est tapé sur le doigt avec le marteau. Il n’a pas arrêté de se dire en gesticulant dans tous les sens : « Pourquoi c’est arrivé ? Et pourquoi maintenant ? C’est ta faute, vieux con, c’est ta faute… » Pendant des heures il a baratté des choses sombres dans sa cervelle, en touillant, en retouillant.

A la fin du jour, il a enveloppé le corps de la bête dans un sac de jute et l’a placé à l’arrière de sa camionnette et il s’en est allé à la rivière par le chemin droit. Il est passé sous un tunnel de branches basses qui ont rayé les tôles, puis il s’est arrêté au-dessus de la berge, au milieu des vergnes et des osiers, là où la rivière a étendu il y a longtemps un lit épais de sables et de limons semés de galets. Il savait que par-là se trouvait un endroit bien au clair entre trois vieux troncs pourris de peupliers, pas loin d’un gros fourré de ronces où tranquillement il pourrait enterrer sa chienne.

D’abord il s’est dit : « Jet
te la charogne en contrebas du talus, dans le courant de l’eau. Mais ta bête, l’eau elle l’emportera et elle ira la coincer à l’aval contre la berge, sous un nœud de racines. Le renard mangera sa chair confite. » Et puis il a pensé que ça ne se faisait pas de jeter son propre chien dans le courant comme un rat mort. Il a eu honte. Il ne pouvait vraiment pas se débarrasser du cadavre comme si ce n’était pas le sien, comme si c’était la bête d’un autre. …Or il est bien là le cadavre, dans la camionnette : il attend et il pèse de tout son poids de chair morte. Il l’a fixé des yeux un moment en se frottant l’oreille puis il a pris la bêche…Il a creusé un trou carré dans les limons : pas trop profond, pas trop étroit. Sa chienne, il l’a posé dedans, au-dessus d’un lit de graviers blancs, au milieu des racines d’un vieux tronc de peuplier qui ont fait un jus rouge quand il les a tranchées. Il a rebouché la fosse le plus vite possible. Sans se retourner il s’en est allé.

***

« Lolo, Lolo, t’es quoi, toi, maintenant ? », B. s’est dit. « T’es quoi ? Une ombre ? Une ombre qui te suit et qui ne t’obéit pas ? Qu’elle aille où elle veut, cette ombre, qu’elle parte au diable ! Tu ne chasseras jamais avec une ombre. » B. a désormais sa chienne qui continuera de puer dans sa mémoire, parce qu’il lui a trop peint la peau de son ventre avec le grésil noir comme du bitume. Et l’odeur âcre du grésil restera collée dans son nez.

***

Sa femme a raconté à mon père que certaines nuits il se réveillait terrorisé, croyant avoir des grappes de tiques accrochées à ses paupières autour des yeux. Alors il agitait rudement sa tête de droite à gauche en même temps que ça voulait dire « non ! », « non ! », et ces paquets de tiques ça se détachait de la peau et ça se répandait comme une grêle autour de lui en s’écrasant sur le sol. Alors il se levait en hurlant et courait se rincer les yeux sous le robinet pendant un quart d’heure avant de se calmer.

***

B. va par-ci par-là en marchant de travers, toujours en sautillant. Il s’agite plus souvent qu’avant. Ses amis chasseurs l’emmènent parfois encore à la chasse. Chez mon père, il y est retourné pendant quelques temps. Mais le boulot, il le fait de travers. Mon père en a assez. Il aurait préféré qu’il reste chez lui. B. se justifiait en disant que des peaux avaient poussé sur la cornée de ses yeux, qu’il n’y voyait plus rien à cent pas. Alors on l’a mis en retraite.

Du temps, il en est passé depuis : neige, pluies, chaleur. On m’a dit bien plus tard que B. s’était déchargé son fusil dans la tête ; il avait attaché le canon à la grande vanne de tôle qui retient l’eau du canal d’arrosage derrière sa maison. Pour cela il avait dû descendre on ne sait pas trop comment dans le fond sec du bief profond, en plein hiver. C’était le début d’un janvier lumineux. J’ai oublié la date exacte.

 

De Joël-Claude Meffre, Remue.net a déjà accueilli Mémoires Blanches

19 juin 2012
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