[11] écrire à la Bastille 1

Bibliographie de cet article : Les Cent Vingt Journées de Sodome ou L’école du libertinage, tome I des Œuvres complètes du marquis de Sade éditées par Annie Le Brun et Jean-Jacques Pauvert, 15 tomes (éditions Pauvert, 1986). Dans le même volume, Fragments du Portefeuille d’un homme de lettres.
Disponible en édition numérique chez publie.net.
Lettres choisies, préface de Gilbert Lely (10x18, n° 443, Jean-Jacques Pauvert, 1963).

Lire l’entretien de Pierre Bourgeade avec Man Ray à propos de l’intérêt que portait Man Ray à l’œuvre de Sade.

Catalogue de l’exposition « L’Enfer de la Bibliothèque. Éros au secret », sous la direction de Marie-Françoise Quignard et Raymond-Josué Seckel (BnF, 2007). Histoire de l’Enfer de la Bibliothèque nationale, romans et gravures, création et fermeture ; histoire de la censure et de ses détournements. Extraits de textes, illustrations, bibliographie.


 

Sade est transféré du donjon de Vincennes à la Bastille en février 1784. En mars, il a évoqué dans une lettre à Mme de Sade un « nouveau plan de vie » qui l’empêchera de lui envoyer désormais autre chose que les listes de livres et d’objets dont il a besoin. Peu après il s’adresse à M. de Losme, officier adjoint à l’état-major de la forteresse :

« Je supplie Monsieur le Major de vouloir bien observer qu’il est impossible à quelqu’un qui s’occupe, de couper son travail aujourd’hui à une telle heure, demain à une telle autre. Je demande donc avec instance qu’il me soit donné une heure fixe, soit à dix heures du matin, soit à une heure après midi, et que cette heure soit absolument la même tous les jours quitte à ne pas prendre l’air les jours où il se trouvera des obstacles aux heures indiquées. Celle d’une heure après midi tous les jours est sans contredit celle qui me conviendrait le mieux. Si on me donne l’autre, je serai obligé de déranger l’heure de mes repas et de souper au lieu de dîner. »



De quel « travail » Sade parle-t-il : « une dissertation sur la peine de mort, suivie d’un projet de l’emploi à faire des criminels pour les conserver utilement à l’État » ? une lettre sur le luxe, sur l’éducation, sur le roman ? « vingt-neuf analyses de comédies de Molière » ? « une dissertation sur l’Amérique » ? « une lettre sur l’art de la comédie, suivie de cinquante préceptes dramatiques, dans lesquels on trouve tout ce qui peut être utile aux personnes qui suivent cette carrière, réunis en forme de conseils abrégés, les plus clairs et les plus concis » ? « quatre-vingt-dix traits d’histoire, terminés par un morceau assez curieux sur les massacres de Mérindol et de Cabrières (1545) [1] » ? « cinq historiettes, que suit une anecdote curieuse sur la guerre des Cévennes au commencement de ce siècle » ? Aucun de ces projets annoncés dans le Portefeuille d’un homme de lettres n’a été retrouvé, nous ignorons s’il les a même rédigés. Mais n’est-il pas déjà en train d’ébaucher Les Cent Vingt Journées de Sodome ?

En septembre 1785, il envoie à Mme de Sade une lettre qu’il lui désigne comme « billet littéraire ». On le voit, comme en novembre 1783, s’en remettre à elle quant au choix d’un projet parmi les quatre qu’il lui soumet.


« L’incroyable nécessité dans laquelle je suis de m’occuper à autre chose qu’à lire, pendant les deux mois cruels (en cette situation-ci) d’octobre et de novembre, me fait vous prier avec la plus vive instance de vouloir bien m’en faire obtenir les moyens. Voici les quatre plans d’occupation que j’ai pour ces deux mois-là, et les choses relatives à chacun de ces plans. Envoyez-moi celle des quatre qui vous conviendra le mieux, mais une au moins, je vous en conjure. Je les mets dans l’ordre où je les désire le plus, et vous prendrez ensuite celle que vous voudrez, puis-je être doux et plus honnête ?

Premier plan

Écrire les mémoires de ma vie.
Envois relatifs à ce premier plan

Le billet d’assurance que je vous ai demandé.
Deuxième plan

Mettre en œuvre et en ordre tous les matériaux des cahiers que l’on m’a pris.
Envois relatifs à ce deuxième plan

Me faire rendre ces cahiers pris : remarquez à ce sujet qu’il y a une injustice atroce à m’avoir pris, et des cahiers qui n’étaient qu’en brouillons (il fallait avant de me les prendre voir au moins ce que j’en voulais faire), et des brouillons dont les originaux avaient déjà passé ; dites je vous supplie à ceux qui ont ces papiers, qu’il n’y a que deux objets qui puissent être gardés ou examinés, savoir : trois cahiers de poésie, et un broché intitulé Mélange de philosophie. Qu’on garde ceux-là jusqu’à ma sortie si l’on veut, mais que l’on me renvoie le reste, qui m’est journellement nécessaire et dont enfin j’ai le plus grand besoin pour ce deuxième plan.
Troisième plan

Écrire l’éloge de François Ier.
Envois relatifs à ce troisième plan

Les œuvres de M. Thomas et principalement son Discours sur les éloges, un livre intitulé Rhétorique française par Crevier, un seul volume, que je vous renverrai après si vous l’empruntez, ou pour mon fils, si vous l’achetez, attendu que je l’ai à moi ; mais si ce plan s’exécute, il faut, ou d’emprunt, ou d’achat, me l’avoir absolument, et une excellente vie de François Ier.
Ensuite, réponse d’Amblet mot à mot à cette question-ci : y a-t-il beaucoup d’éloges de François Ier de faits, et à supposer qu’il y en ait, cela doit-il détourner de courir la même carrière quelqu’un qui en aurait envie ?
S’il y a de ces éloges de François Ier, m’envoyer le meilleur.
Songez que cet article n’est exécutable qu’avec la réponse d’Amblet.
Quatrième plan

Rédiger et mettre en ordre environ dix à douze cahiers de notes que j’ai recueillies dans l’Histoire de France, toutes très intéressantes, et qui sous le titre d’Anecdotes françaises pourraient faire un petit volume de compilation assez drôle, et peut-être utile à vos enfants, à l’aîné desquels j’en ferais présent.
Envois relatifs à ce quatrième plan

Un cahier de trois cents pages, plutôt plus que moins, de la taille du manuscrit de L’Inconstant, et couvert d’un demi-carton très flexible, étant très incommodé d’écrire sur un cahier relié d’un carton épais. […] »



Si Mme de Sade n’a pas répondu au plus tard le 30 septembre, ajoute-t-il, il se mettra « à autre chose – et à autre genre ». À partir de quelles images, lectures, sensations, de quels souvenirs, plaisirs et dégoûts particuliers, autour de quelles idées, de quelles phrases formulées, répétées pendant des jours et des nuits le roman des Cent Vingt Journées a-t-il commencé de prendre corps ? Le titre s’est-il imposé d’emblée, le déroulement lui emboîtant le pas, ou a-t-il vu, en un éclair, les cent vingt journées s’ordonner selon un plan précis et en a-t-il déduit le titre ?

Il faut l’imaginer assis à sa table, à la tombée de la nuit, légèrement penché en avant (il est vu de dos). Il est dix-neuf heures, le plateau du souper a été remporté par le geôlier, la prochaine ronde aura lieu à vingt-deux heures. La flamme de la bougie ombre les murs, découpe brièvement son profil quand il croit entendre un bruit dans le couloir. Il ne bouge pas, son corps est d’un bloc. L’immobilité tend à le fondre dans les pierres autour de lui [2].

D’un geste brusque, écarter toutes les figures, aimées ou haïes, évincer le temps passé et le temps futur. Se confier à l’instant présent, seule prise qu’il aura jamais sur l’éternité. Sentir progressivement s’effacer, s’éloigner la cellule, la tour, la prison. Traverser les feuillets de la conscience, les fendre à la verticale (quand il est fatigué, à la latérale), isoler et s’abattre sur ce texte-ci, les cent vingt journées, celles qui ont été écrites, celles qui restent à écrire. Elles se tiennent à disposition même quand il n’y travaille pas, même quand il n’y pense pas. Il vit avec, dedans. Dès le premier jour où il a commencé d’écrire ce roman, il a oublié tout ce qu’il avait lu depuis dix ans, tout ce qui a été écrit par d’autres avant lui. Ce roman est son premier roman. Et maintenant le rituel : dérouler avec soin les feuilles collées bord à bord. À les regarder couvertes de texte, il s’apaise. Il a bien écrit ce qu’il se souvenait d’avoir écrit, la nuit précédente n’était pas un rêve.

Nuit après nuit un homme enfermé dans la cellule d’une prison écrit, et ce qu’il écrit résonne toujours deux cent trente années plus tard : « Vous voilà hors de France, au fond d’une forêt inhabitable, au-delà de montagnes escarpées dont les passages ont été rompus aussitôt que vous les avez eu franchis… »
Il trempe sa plume dans la bouteille d’encre.


Dixième des cent vingt journées, premier mois. Il est dix-huit heures, l’heure du café et des narrations des historiennes. En novembre c’est la Duclos qui a la parole. Les quatre libertins et leurs sujets ont pris place dans le cabinet d’assemblée semi-circulaire – un théâtre à l’antique. La Duclos vient de raconter une scène entre une jeune ouvrière de modes de quatorze ans, Eugénie, nouvelle venue dans la « maison » de Madame Fournier, « la petite figure la plus voluptueuse qu’il y fût possible de voir, la peau blanche comme le lys et douce comme du satin… » et le vieil abbé de Fierville, « aussi connu par ses richesses que par ses débauches, goutteux jusqu’au bout des doigts ». Un commentaire de Curval et la réponse de la Duclos ont interrompu le récit qui allait reprendre quand… « Cette bande a été écrite en vingt soirées, de sept à dix heures du soir, et est finie ce 12 septembre [3] 1785. Lisez le reste au revers de la bande. Ce qui suit fait la suite de la fin du revers [4]. »

Comme les fredonnements à bouche fermée de Glenn Gould pendant l’enregistrement des Variations Goldberg, les annotations de Sade sur le manuscrit ont été conservées dans les éditions successives. La plupart sont des consignes qu’il s’adresse à la deuxième personne du pluriel, par exemple « Souvenez-vous de mieux voiler dans le commencement ce que vous allez éclaircir ici » en tête de la Dixième journée. Mais à qui intime-t-il la façon de lire la suite, lisez le reste au revers de la bande ? Pas au lecteur du roman une fois imprimé puisqu’il est question du revers de la bande. Alors à qui ? Qui serait ce lecteur assez aveugle ou aveuglé par l’histoire d’Eugénie pour ne pas voir que le rouleau est écrit sur les deux faces : un imprimeur clandestin ? un membre de la commission de censure ? Madame de Sade la première lectrice de ses manuscrits ? Carteron son valet qui les recopie ?

Le séjour des quarante-six personnages dans le château de Silling doit durer quatre mois mais au dixième jour du premier mois, la plume a échoué au bas de la page. Cette nuit-là Sade comprend que le rouleau ne sera pas assez long, même écrit sur les deux faces, pour contenir les cent vingt journées. Trois rouleaux au moins seraient nécessaires. La seule question qui importe s’est imposée : où dissimuler trois rouleaux de douze centimètres de large et douze mètres de long dans une cellule régulièrement mise sens dessus dessous par les fouilles des geôliers ? Un rouleau, passe encore. Il a pris l’habitude de le changer fréquemment de cache : au milieu des livres de sa bibliothèque, dans la doublure d’une veste jetée en vrac dans le coffre aux vêtements, dans l’angle obscur d’une armoire, sous le lit… Certains jours il le garde sur lui, dans une poche - mais trois rouleaux ? Inscrite par la détention dans le cœur du prisonnier, la privation d’un espace à soi (davantage que la lassitude ou la monotonie souvent évoquées) explique que Sade n’a rédigé que le mois de novembre, s’en tenant, pour décembre, janvier et février, à un plan détaillé.

Une dernière annotation suit la fin du roman : « Cette grande bande a été commencée le 22 octobre 1785 et finie en trente-sept jours ». C’est cette « grande bande » qu’il devra abandonner dans sa cellule quatre ans plus tard lorsqu’il sera transféré, en pleine nuit, de la prison de la Bastille à l’hospice de Charenton, il ne la reverra jamais.

« Je m’étais beaucoup occupé pendant ma détention ; imaginez-vous, mon cher avocat, que j’avais quinze volumes à faire imprimer ; en sortant de là à peine me reste-t-il un quart de ces manuscrits. Madame de Sade, par une insouciance impardonnable, a laissé perdre les uns, a fait prendre les autres, et voilà treize années de perdues ! Les trois quarts de ces ouvrage étaient restés dans ma chambre à la Bastille ; on m’en transféra le quatre juillet à Charenton ; le quatorze, la Bastille se prend, se renverse et mes manuscrits, six cents volumes [5], pour deux mille livres de meubles, de portraits précieux, tout est lacéré, brûlé, emporté, pillé, sans qu’il me soit possible d’en retrouver un fétu ; et tout cela par la pure négligence de madame de Sade. Elle avait eu dix jours à elle pour retirer mes effets ; elle ne pouvait douter que la Bastille, que l’on farcissait pendant ces dix jours d’armes, de poudre, de soldats, ne se préparât soit à l’attaque, soit à la défense. Pourquoi donc ne se pressait-elle pas d’enlever mes effets ?… mes manuscrits sur la perte desquels je verse des larmes de sang !… On retrouve des lits, des tables, des commodes, mais on ne retrouve pas des idées… Non, mon ami, non, je ne vous peindrai jamais mon désespoir de cette perte, elle est irréparable pour moi » (lettre à son notaire Gaufridy, Paris, début mai 1790, un mois après sa libération).



Et pourtant ce roman, nous le lisons…


Images : Ce qui reste de l’église Saint-Paul–des-Champs à l’angle des rues Neuve-Saint-Pierre et Saint-Paul, Paris 4e. Un cimetière y attenait. Les prisonniers qui mouraient pendant leur détention à la Bastille étaient inscrits sur les registres de cette église (d’après Simon Linguet, Mémoires sur la Bastille). Elle fut détruite en 1796.

24 juin 2012
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[1Sade évoque ces massacres dans une note de la Lettre LXVIII d’Aline et Valcour à propos du parlement d’Aix. La Coste, où se trouvait le château des Sade, fait partie des villages qui furent martyrisés lors de la répression menée contre les vaudois du Luberon.

[2Sur ma table de travail : Paul Cézanne, Paysan assis en plein air, 1900-1906, huile sur toile, 65x54 cm, collection Thyssen-Bornemisza.

[3Sans doute « octobre », Sade, qui abrégeait le nom des mois, reprenant son travail le 22 de ce mois - voir ci-après.

[4Le rouleau des Cent Vingt Journées, écrit sur les deux faces, est à la fois un volumen qu’on déroule et un codex qu’on retourne.

[5Les six cents livres qu’il avait dans sa cellule, dont près de la moitié étaient des comédies anciennes et nouvelles appartenant au répertoire du Théâtre-Français et du Théâtre-Italien.