Le canari

“Tu sens l’odeur de vanille ?” demanda la mère en tendant l’index vers le plafond, comme pour indiquer une provenance. Elle avait souvent ce geste de petite fille qui attend la permission. Parfois, au geste elle ajoutait un roulement des orbites.
“Tu la sens ?”
Gilles ne réagit pas— il s’obligea à ne pas lever la tête, à garder les yeux braqués sur les lignes de son livre. Sa nuque devenait douloureuse. Il fallait qu’il maîtrise sa respiration, qu’il contrôle le frémissement de ses lèvres de crainte que sa mère n’y découvre un sens. Elle savait lire sur les lèvres— en tout cas, elle prétendait savoir lire sur les lèvres. Elle l’épiait, il en était persuadé. Elle devait attendre sa réponse, l’index dressé.
“Un grand vent se leva tout à coup sur la plaine, couchant les longues herbes qui se mirent à ondoyer comme les vagues de l’océan. Dans le lointain, les hurlements d’un coyote se firent entendre... Winnetou était aux aguets. Il savait que les grands silences...”
Gilles lâcha un soupir et, sans bouger la tête, il leva les yeux. Sa mère ne le regardait plus.
Elle allait d’un meuble à l’autre, remettant à sa place un napperon qui avait glissé, déplaçant un des innombrables objets qui parsemaient la moindre surface libre, essuyant du bout du doigt une trace de poussière sur le bord d’un cadre ; puis, comme lassée par ce va-et-vient sans but, elle se dirigea vers la cage du canari, posée sur une sellette dans un coin proche de la fenêtre. L’oiseau était minuscule avec des yeux comme de petites gouttes sombres et vivantes. Il chantait, parfois, aux moments les plus inattendus. Il pouvait rester muet des journées durant puis éclater soudain en sifflements et en trilles pendant des heures, sans une pause. Comme un trop-plein qui se serait évacué.
“Dans le lointain, les hurlements d’un coyote se firent entendre... Winnetou était aux aguets. Il savait que les grands silences...”
Une sorte de vibration emplissait la pièce. Par les fenêtres, on avait vue sur un médiocre jardin où poussait un poirier au tronc couvert de taches blanchâtres.
“Il est mort...” dit la mère.
Gilles serra les épaules ; il pensa à un parapluie, et cette idée lui mit un sourire en carton sur le visage. Il referma les genoux, croisa ses pieds l’un sur l’autre et, de nouveau, s’obligea à ne pas même frémir.
“Tu as entendu, mon amour ? Le canari est mort. C’est triste. Je l’aimais bien. Il ne chantait pas beaucoup mais il chantait à merveille quand il s’y mettait. J’ai toujours aimé le chant des oiseaux. Quand j’avais ton âge, je vivais à la campagne, et il y avait des milliers d’oiseaux dans les arbres. L’été, je m’allongeais dans l’herbe, et je les écoutais. C’était merveilleux.”
Il entendit qu’elle ouvrait la porte de la cage, qu’elle s’éloignait vers la cuisine. Puis ce fut le “clac” sec et métallique du couvercle de la poubelle. Les pas revinrent vers lui.
“Je te prépare un goûter ? Tu veux quoi ?”
Elle poursuivit : “Je vais te préparer un jus d’orange frais et des madeleines au beurre. J’en ai acheté hier ; elles ont l’air délicieuses. Moelleuses ! Mmmmmm... tu aimes les madeleines. Tout comme moi.”

Le jus d’orange était tiède, et les madeleines étaient un peu sèches, mais Gilles but et mangea sans rien montrer . Il avala la dernière gorgée de jus d’orange puis il se coula sans bruit, comme un Indien, vers sa chaise, vers son livre ouvert.
Il s’installa, bien calé contre le bord de la table qui lui cisaillait le souffle. La journée était encore vive, lumineuse, presque pimpante, et l’azur maculé. La mère s’était assoupie dans le vaste fauteuil en tissu, la nuque sur l’appuie-tête en velours ; une crispation légère marquait sa commissure gauche. Gilles contempla longuement sa mère : il ne la reconnaissait pas, il la regardait comme pour la première fois. Elle avait l’air apaisé. Abandonnée à son sommeil.
Alors, il sentit un mot monter dans sa gorge puis franchir la frontière de ses lèvres comme un petit animal malade : “Maman...”

 

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13 juillet 2012
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