Moi, Jean Gabin

Roman de Goliarda Sapienza.


C’est dans la ville de Catane, en Sicile, où elle est née en 1924, que Goliarda Sapienza a passé son enfance. C’est celle-ci, retracée avec fougue àtravers portraits, rencontres et anecdotes et transcendée par l’effervescence qui régnait alors tant dans la maison familiale que dans la rue, qui sert de trame àce roman autobiographique.
Elle y décrit avec passion, malice et feinte naïveté l’envie de vivre et le goà»t de la liberté qui l’animent et qui lui ont été transmis par ses parents. Son père, Giuseppe Sapienza, est avocat des pauvres et militant antifasciste et sa mère, Maria Guidice, socialiste radicale, est l’une des figures de la gauche italienne, directrice du journal Le Cri du peuple. Avant qu’ils ne se rencontrent, elle a donné naissance àsept enfants et lui en a eu trois d’un précédent mariage. Goliarda est née, tardivement, de leur union.

« Â Chez moi tout le monde avait toujours tant àfaire. Tant et tant qu’on était contraint soi-même de s’inventer mille choses àtrafiquer, àmener àbien, lire, jouer, parce que jouer et imaginer étaient aussi considérés, chez moi, comme "un faire".  »

Ses parents étant trop occupés, pris par les combats àmener, les affaires àrégler, les articles àrédiger, les réunions àpréparer, son éducation est laissée àla charge de ses frères aînés, Carlo, Ivanoe et Arminio, qui s’activent pour l’initier, très tôt, aux textes philosophiques, littéraires et révolutionnaires tout en lui inculquant des valeurs sociales capables de déjouer celles de la culture fasciste officielle, très présente àl’école. Le reste, elle l’apprend en ville, dans la Civita, auprès des nombreux habitants qu’elle côtoie tel Tato, le mendiant sans mains, ou Alessandro, son oncle, qui vient de tuer cinq fascistes en subtilisant la matraque de l’un d’entre eux avant de leur fracasser la tête àtous.

« Â Quand Alessandro eut fini de donner une leçon àces messieurs, sa grand-mère, tenant, de son bras tendu, la lampe au-dessus de sa tête pour éclairer la scène – la nuit était tombée entre-temps –, cria aux paysans qui avaient assisté en cercle, muets et tremblants, au combat : "Et maintenant nettoyez le terrain de toute cette saloperie qu’Alessandro a dà» faire àcause de votre lâcheté. Allez, au travail !"  »

Son éducation se s’arrête pas là. Il lui suffit parfois de dialoguer avec les repris de justice que son père emploie àla maison dès leur sortie de prison pour en apprendre bien plus que tout un chacun sur la vie, ses dérapages, ses à-côtés et ses coups du sort. Elle écoute Tina la folle lui expliquer comment elle a tué sa sÅ“ur et son fiancé avec un fusil de chasse parce qu’ils avaient couché ensemble et Zoé, "la nonne du crime", lui conter, échevelée, la nuit où elle donna un coup de couteau àsa mère et un autre àun carabinier. D’autres épisodes, captés grâce àune insatiable curiosité naturelle, lui apprennent àmieux connaître les ressorts de l’âme humaine.

« Â C’est ma mère qui parle dans ma tête, selon elle la mafia comme le fascisme se trouvent àl’intérieur de nous-mêmes – vieil héritage –, tapie, prête ànous entraîner vers le mal.  »

Mais celui qui va la fasciner et prendre la plus grande place dans son imagination, c’est Jean Gabin. Elle le découvre au Cinéma Mirone où l’on projette Pépé le Moko et est instantanément emportée par la prestance de ce caïd en cravate blanche et aux yeux bleus qui résiste dans la casbah d’Alger. À peine sortie de la salle, elle adopte sa démarche, sent une fierté monter en elle, s’identifie peu àpeu àcelui qu’elle appelle tout simplement Jean et qui va l’aider en lui servant de modèle pour affronter ceux qui lui tiennent tête.

« Â Revoir les films de Jean Gabin : je savais comment faire. En fermant les yeux, je repassais une àune toutes les scènes sur l’écran de la mémoire, toute puissante chez moi comme du reste chez tous ceux qui gagnent leur pain et leur liberté au jour le jour. Pour être bandit, voleur, ou simplement rebelle, il faut avoir par dessus tout de la mémoire, autrement on est foutu.  »

De la mémoire, Goliarda Sapienza n’en manque pas. C’est elle qui lui permet de revivre ces années d’enfance et d’adolescence qui ont forgé sa sensibilité dans l’entre-deux-guerres, àune époque où les membres de sa famille se trouvaient régulièrement sous la menace des milices fascistes et de la mafia. Moi, Jean Gabin est un livre plein de vie, de solidarité et de résistance.

Entrée àseize ans àl’Académie d’art dramatique de Rome, Goliarda Sapienza a connu le succès au théâtre avant de tout abandonner pour se consacrer àl’écriture. Elle est décédée en 1996. Son Å“uvre (que les éditions Attila vont intégralement publier) n’a commencé àêtre reconnue qu’àpartir de 2005 avec la parution en France de L’Art de la joie (éditions Viviane Hamy).


Goliarda Sapienza : Moi, Jean Gabin, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éditions Attila.

30 septembre 2012
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