Dado || Claude Louis-Combet

Carnet d’Ateliers

Quatrième trimestre 2012, Éditions Virgile

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L’ANTI-MUSÉE VIRTUEL DE DADO

 

 


Quelque chose a eu lieu dans les lettres (Georges Perec, Alphabets, illustrations de Dado, Galilée, 1976),
il y a eu un chœur d’horreur (« Dall’orror », Alcina) dans un topiaria opera,
il y a l’événement de la publication d’un livre : Dado, Claude Louis-Combet, Éditions Virgile,
ici et maintenant des cadavres de citrouilles pourrissent dans l’épaisseur d’un potager.

J’aurais voulu que l’artiste Topiaria saisisse tous les aspects de la survenue de l’événement dans leur concomitance mais le jardinier Topiarius, coup de pioche après coup de pioche, l’a condamnée à voir avec des yeux de plus en plus brisés.
Le jardin clos [lieu du récit depuis le commencement] a servi une nouvelle fois à tracer les "grandes lignes" de cette histoire — un carré de citrouilles malades de la gale, mais les choses écrites sont contraintes de représenter ce que les dessins ont fait. Je vois le texte de Claude Louis-Combet et je lis les dessins de Dado.

[Topiaria sait qu’] Il est vain d’essayer de se distancier des représentations. Sans fin la pluralité des sens du dessin fait éclater la matière ligneuse de la phrase. Il n’y a plus qu’une chose à faire, continuer à creuser au travers du Livre du fils qui est L’Homme du texte.

Quelque chose d’inachevé a lieu dont l’énergie demeure cachée. L’acte de lire le jardin potager — d’en traverser le paysage — se fait au présent. Tout dessin peut être sans cesse relu et tout texte revu au travers du livre et de ses espaces.
Au fond [1] dessins et textes demeurent ensemble et séparés en travail.

Ainsi Topiarius et Topiaria esquissent un mouvement à contre sens de la direction mortelle du temps, l’action d’une lecture à travers des espaces de dessins et de textes en relations interminables.

 

Un alphabet ulcéré

 

Et certes, le Coléoptère se gardait bien de remuer pattes ou antennes ― mais je n’étais pas si loin de la chair que l’on pourrait l’imaginer. De fait, j’ai souvent éprouvé à quel point le désir des autres, leurs fantasmes, leurs obsessions, leurs manies ou leurs délires passaient à travers moi comme si, par la grâce de mon double sexe (et comme si j’étais crucifié pour la jouissance des autres), je n’étais ce que j’étais, plus insignifiant que le non-sens et plus effacé que l’absence, que pour justifier toutes les aberrations de l’amour.

Claude Louis-Combet, Marinus et Marina, José Corti, 2003, pp 252-253

 

Topiaria espère voir un homme. Elle voit Topiarius gesticuler. Il extirpe les citrouilles de son potager. Au stade de croissance et de développement de la récolte les courges sont infectées par la gale. De grandes cavités liégeuses déforment le fruit. « Adieu le Potiron d’Or ! » Le trophée de la citrouille la plus lourde n’honorera pas ce jardin. Des pieds processionnaires aggravent les malformations des Cucurbitacées. Des ventres croupis giclent par brassées sur la murette. Des éclats de chair boursoufflée s’enchevêtrent aux feuilles. Des lésions multiples criblent le corps du jardinier. Topiarius invective Topiaria d’une rangée sinistrée à l’autre. Il hurle à la mort.

Topiaria traverse un paysage de fosse commune. Les morceaux de légumes fermentent. Ça grouille. Elle voit que la terre déborde. Elle cherche la sortie de ce jardin en putréfaction. Une courge encore bien en chair remonte à la surface. Le potager n’est potager qu’à la surface. Ce que la cucurbite a de plus profond c’est sa peau. Son corps est mailloté dans des langes serrés qui s’effilochent. C’est le spectre du commencement de l’existence qui n’en finit pas de se former. Plantée sur le tas de fumier une larve est revenue narguer la terre. Le jardinier ne sent plus sa tête ulcérée et son corps troué. Il est traversé par des vers :

Homme
J’ai les yeux plus gros que les couilles
Je vous regarde avec toute l’horreur
De mon amour.

Femme
Ouvre ta gueule, béat,
Que je me mette à prier.

Homme, femme
Moi, j’ai la tête qui me sort des fesses
Ça m’empêche de penser.

Enfant
Maman, arrête de me mordre
Ça va me faire jouir.

 [2]

Topiarius voit les chancres de la gale même dans la plus épanouie des fleurs. Il guette la maladie d’une rose en pleine santé. Il ne cherche que le désastre, la sauvagerie et les gestes obscènes infligés à un enfant. Il se découpe comme un bifteck, il est tantôt morceau de viande, tantôt boucher. Depuis le temps de la première épidémie le jardinier voit la mort partout à l’œil nu et d’un coup de pioche. Il désherbe des ossements. Il engraisse ses plates-bandes avec du sang contaminé. Il déracine des citrouilles purulentes dont il mange la morve sans prier.

Elles sont toutes là. Remontées des lieux ordinaires d’un petit jardin potager : les abîmées, les bosselées, les saccagées, les culbutées, les déglinguées, les estropiées, les gonflées et les dégonflées et les moisies des pédoncules et les trois paires de cordon ombilical et l’érysipèle, la substance en ébullition entre la tige et les graines. L’ombre du feu Saint-Antoine dessine et écrit au travers d’un jardin des maléfices. Trois lettres tracent au même moment le refus et l’acceptation. À la manière de la citrouille du conte, une courge un peu moins ulcérée que les autres attend un moyen de transport. Un carrosse de deux fois trois lettres avance et recule vers elle à travers un OUI et un NON.

27 novembre 2012
T T+

[1Le fameux « fond » de Klee serait alors l’espace [le jardin clos] où dessin et texte demeurent en travail au sens de « in progress/ blurring of art and life ».

[2Claude Louis-Combet, Le Conciliabule,
Dado, Éditions Virgile, 2012, pp 27-32.