Christophe Caillé | La météorite d’Orgueil

Le jour où tomba la météorite d’Orgueil, j’entrais timidement dans la garçonnière de Gaspard Beauvoisin.

« Avance » me disait-il, « n’aie pas peur, ne prête pas attention au désordre. »

Je savais pourquoi je me tenais debout au milieu de la chambre et j’avais décidé d’obéir quoi qu’il puisse me demander.

J’étais pourtant loin d’être dévergondée : treize mois durant, je l’avais prié de renoncer à son désir. Mais, amoureuse à en mourir du jeune homme qui en désespoir de cause venait de me révéler son secret, la vie qui s’ouvrait alors devant moi ne valait pas la peine de ne pas succomber.

Le secret était enfermé en une phrase à moi seule délivrée : « Je pars en mission de trois ans pour un ciel nouveau et une terre nouvelle, de l’autre côté de l’océan, en Patagonie. »

Le jeune homme à la figure angélique avait la réputation d’être un scientifique émérite, et je savais par ailleurs qu’il était dans les arcanes du pouvoir, qu’il connaissait des gens haut placés et que le général Hinstin était son cousin ; aussi redoutable que fût pour moi cette révélation, je ne pouvais qu’y ajouter foi.

« Ne crois pas que je t’abandonne. Mille jours passeront comme une heure. À mon retour, je t’épouserai. »

Il ignorait que l’on m’avait promise à monsieur Descaves, et il était trop léger pour imaginer que de mon côté mille jours dureraient une éternité.

D’une voix très blanche et à peine audible, je jetais ma carte : « Attendre, je ne le veux pas. »

Il avait à ce moment serré très fort mon bras.


Le jour où tomba la météorite d’Orgueil, je me tenais donc au milieu d’une chambre en désordre, perdue dans des pensées qui n’appartenaient qu’à moi.

Gaspard Beauvoisin m’ordonnait d’enlever un à un mes jupons, lentement, le plus lentement que je pouvais.

J’étais bientôt nue de la taille aux pieds devant cet homme, assis les jambes croisées sur sa chaise d’études, qui prétendait vouloir prendre tout son temps afin de me faire connaître l’extase. Dans son dos, il y avait une étagère de livres d’études aux reliures rouge et or. Au-dessus de sa tête, une gravure : la carte d’un pays.

Il se levait enfin, s’approchait de ma personne en ouvrant sa braguette, tandis qu’insensiblement je portais mon regard sur son visage charmant.

La douleur fut telle que je crus m’évanouir.

Je découvrais la brutalité et un monde obscur ; je découvrais aussi, ne le quittant pas des yeux et plongeant profondément avec ce qu’il me restait de lumière dans ses pensées qui n’appartenaient qu’à lui, que la Patagonie était une utopie et par suite un mensonge.

Les coups se précipitaient, je criais. Ce serait insulter à la vérité que d’omettre que je connaissais cependant une sorte de joie, quand bien même déchirante et lugubre à mes oreilles sonnait cette joie. J’aurais pu être morte lorsqu’il déposait un baiser, un seul, sur mes lèvres plus froides que la terre quand le gel a passé.


Quand, déjà absente, faible et chancelante, je sortis de la garçonnière de Gaspard Beauvoisin, un crieur apprenait à la terre entière que la météorite d’Orgueil était tombée. J’avais tout perdu. L’honneur était perdu et le bonheur de même.

Au dîner, mes parents ne s’apercevaient pas de la blessure qui pourtant occupait toutes mes pensées incapables de bouger, liées serrées à la scène qui l’après-midi même avait rejeté ce qui n’était pas elle, l’avant et l’après, dans une nuit tôt commencée. J’éprouvais de la peine à me déplacer ; une à une étaient montées les marches menant à ma chambre de jeune fille rangée.

Je m’allongeais tant bien que mal avec la douleur au milieu. La douleur prise au piège ne trouvait pour s’échapper que la voie du sang qui coulait abondamment, néanmoins lentement, presque solennellement.

Une heure passait comme mille jours parmi lesquels je ne m’appartenais plus. En cet état second, je voyais ma pelote de sang se dévider peu à peu et je me disais qu’il n’était plus temps de broder le mot honneur dans un coin du drap blanc. Et puis, j’étais lasse d’attendre Gaspard qui de son voyage imaginaire ne reviendrait pas.

À la fin, pâle à faire peur, un fantôme s’échappait de mon âme : le fantôme de ma joie. Il me semble que je rejoignais alors Gaspard dans l’extase où de mourir je ne finissais pas.


Je n’en finis toujours pas.

On a mis cependant mon corps dans un caveau du cimetière Montparnasse où l’on peut lire : onneur et boneur se sont éteints ensemble. Les h n’ont pas survécu au temps.

Peu importe, le général Instin veille sur moi. Lorsque le soir descend et que les portes se ferment, le général Instin qui en a vu d’autres vient me trouver, moi qui pourtant ne suis qu’une pauvre fille de plus que son cousin a déflorée. Il dépose les fleurs de faïence sur la terre durcie par le gel et me convie à le suivre.

C’est ainsi que l’esprit léger nous arpentons les allées du cimetière et qu’il me dit d’une voix amusée où s’entend son goût inné pour la conspiration – soit par esprit de vengeance, soit qu’il veuille rendre à l’imaginaire ce qu’il a perdu dans la réalité (et je sais à quel point cette phrase peut sembler confuse à qui n’a jamais songé que l’imaginaire fait partie intégrante de la réalité) : Allons de ce pas déterrer le h.

De peur de le blesser, je n’ose murmurer que pour lui la situation est toute contraire, que dans son cas le h est tout trouvé et qu’il faut au contraire faire preuve d’imagination pour l’oublier. Non, je me tais et je le suis. Du reste, auprès de lui qui suis-je pour prétendre – mue par une inspiration subite – que c’est plutôt la réalité qui fait partie de l’imaginaire, que la réalité n’est qu’un chapitre souffreteux dans le Livre où tout le reste est à inventer ?

9 décembre 2012
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