L’éloge du commun, selon Ariane Dreyfus

« [...] et moi aussi, pense-t-elle, je déborde de population ».
Stéphane Bouquet

Que fait un poète quand il n’écrit pas de poèmes ? Il nous parle de ses lectures, de son rapport aux mots, à langue, mais aussi au corps, aux images, à la musique, à la danse, aux traumatismes de la vie, à ses silences - le tout sous un titre en forme de décasyllabe dont l’allure duelle ou paradoxale se présente comme une clé pour entrer dans l’univers d’Ariane Dreyfus. Parmi les multiples définitions de la poésie, il en est une qui veut qu’elle soit avant tout un acte de connaissance. Est-ce à dire que le poème traduit une expérience, la rend lisible et compréhensible ? Ou bien qu’il fait du langage lui-même, de la langue, le lieu d’une interrogation, d’une expérience ? Sans doute les deux - et l’écriture qui prolonge, reprend, construit la lecture relève elle aussi d’un tel processus. Qu’elle évoque Colette ou Nabokov, Ludovic Degroote, James Sacré ou John Ford, Ariane Dreyfus dit qu’elle n’écrit pas « sur » mais « avec », rejoignant ainsi Claudel — lequel n’est d’ailleurs pas absent de ce livre — qui disait que connaître, c’est naître avec. On pourrait dire aussi renaître, verbe clé que l’on trouve en exergue de ce livre, ou plutôt que vient éclairer cette Lampe, pour mieux en projeter l’ombre.

En dépit des critiques adressées aussi bien par des philosophes (Derrida notamment) ou des anthropologues (Lévi-Strauss) à ce qu’on nomme logocentrisme, le langage et l’écriture peuvent compter sur les écrivains et les poètes pour la défendre. C’est que ceux-ci ne semblent pas l’investir de la même manière que ceux-là. Plénitude du savoir d’un côté, avec l’asservissement que cela suppose à l’endroit de ceux qui ne savent pas ; impouvoir de l’autre, ouverture sur l’inconnu et le silence des choses, la nature muette. Ou bien encore codification d’une part et balbutiement de l’autre, fautes d’orthographe ou de syntaxe (je parle de poésie).

En abordant certaines de ses lectures, Ariane Dreyfus fait plus que de nous faire partager une passion, elle explicite son rapport aux mots tel qu’il s’ébaucha dans l’enfance pour se continuer au fil de plusieurs décennies de pratique, lire et écrire devenant les deux faces d’un même verbe. Et au fil des pages, ce que l’on constate, c’est qu’au travers de l’analyse, fine et sensible, il devient question d’affirmer une croyance ou un espoir, celui que l’écriture se révèle bien être la « source la plus sûre » d’une insaisissable plénitude que l’auteure nomme ailleurs amour : « Ainsi l’amour n’est-il pas un thème poétique, c’est au contraire écrire un poème qui devient de l’amour. »
Déclaration lyrique s’il en est, a fortiori si l’on veut partager la définition du lyrisme que donne l’auteure, à savoir « un partage de l’intime ». On associe souvent le lyrisme à la première personne. En fait, il s’agit bien plus de donner à ressentir ce qu’éprouve un « corps primordial » (lexique d’une autre poétesse, Patrizia Cavalli) que de dire ce que « je » ressens.

Moi peu importe
« C’est moi ? » Dès que j’écris, cette question ne se pose plus.
« Qui est-ce ? » Écrire sans le savoir, sans vouloir le savoir.

Mais dire néanmoins ce que la lecture nous a appris, donné. Du Petit Poucet à La Comtesse de Ségur, de Colette à Violette Leduc, c’est une formation qui se dessine, une éducation par les mots, les livres, où les termes les plus crus conquièrent le droit d’être dits ou écrits, les sentiments celui d’atteindre à l’expression, la vérité faisant l’épreuve de l’esthétique, jouant avec ses lois, ses codes.

Il est rare de voir quelqu’un se pencher si près sur les vers ou les phrases des autres — les siens aussi —, non pas pour le seul plaisir de l’analyse mais pour traduire un rapport au monde, à sa beauté, à sa violence, à sa perte aussi, aux efforts auxquels il faut consentir si l’on veut continuer. Il y a des vérités qui sortent renforcées d’avoir été partagées, et quand Ariane Dreyfus écrit au sujet de Colette : « c’est avec elle que j’ai appris, et réapprends, qu’on ne meurt pas de perdre », je me dis que cette formule gagne en force à mesure qu’elle est lue et que chacun lui communique la sienne propre.
Aussi l’exercice critique ne vise-t-il pas à faire montre d’une intelligence ou d’une sensibilité particulièrement éveillées, plutôt à ramener à la surface ce qui relève du souvenir ou à éclairer ce qui est encore frais : la lecture d’un poète contemporain dont on se sent proche par exemple : James Sacré, dont l’œuvre l’accompagne. Et bien d’autres. Et encore une fois la question « qui ? » n’est pas si importante. Il y a présence, il y a vie, une vie quelconque, anonyme, libérée de son nom propre.

Parmi les moments forts du livre, il y a ce long texte qui s’intitule « La poésie quand nous la faisons », qui semble presque inventer un genre, la narration critique, où le livre lu se révèle l’instrument de mise à nu du lecteur. Il y a également la série d’études consacrées au poète Stéphane Bouquet, qui font la part belle au désir, à la sexualité, sans que cette quête de l’autre ne se referme trop vite sur soi, puisqu’au contraire elle convoque le lointain, elle convoque l’Amérique, Nos Amériques.
C’est un fait que l’ombre des États-Unis continue de planer sur l’Europe et d’influencer ses écrivains. Deleuze, que cite Ariane Dreyfus, reprochait à la littérature française de se complaire dans l’introspection. Pierre Bergounioux, plus récemment (voir Agir écrire), semble déplorer que les habitants de la vieille Europe continuent de distinguer ceux qui agissent et ceux qui écrivent, ignorant par là la grande leçon de Faulkner qui le premier aurait franchi le Rubicon pour donner à lire l’expérience dont il fut témoin.
Il est vrai qu’une bonne part de la littérature française, pour ne parler que d’elle, s’est, depuis ce choc américain qu’on peut effectivement dater grosso modo des années 1930, tournée plus que jamais vers « soi » et vers les écritures dites de l’intime, notamment pour retrouver davantage d’authenticité. (Les œuvres d’imagination se font du coup plus rares, le vécu devient un gage de légitimité, une condition d’écriture.) En un sens l’œuvre de Stéphane Bouquet n’échappe pas à cette règle, sauf que, comme le souligne Ariane Dreyfus, son « lyrisme » est au service d’une dissolution du sujet et l’appel du sexe une sorte de danse atomique, une histoire d’amour qui touche au cosmique et qui se passe entre molécules. Ce qui n’empêche nullement de renouer avec une écriture au service de la vie, qui apprendrait à vivre plutôt qu’à mourir (leçon américaine), puisqu’on ne dit « je » que pour pouvoir dire « nous », que pour découvrir l’existence d’un commun qui n’appartient à personne en particulier, qui est le fait de tous ou pour le moins d’un collectif.

C’est une utopie, dit Ariane Dreyfus, mais « paradoxale car fondée sur un refus de lâcher le monde tel qu’il est ». Ici affleure le politique ou plutôt la micro-politique, celle des anonymes, des ordinaires, la solidarité des humbles, des sans-nom. Une poésie de la porosité qui fait tomber les murs. Soudain les matières se mêlent, les couleurs, les êtres. On ne fait plus le départ entre les vivants et les morts, les hommes et les femmes, les homos et les hétéros. Les mots aussi sont de la partie, les petits et les grands, les beaux, les moches, les fiers et les pas-fiers. Plane au-dessus de cette danse l’ombre de William Burroughs, lequel disait en substance : faites que les noms communs deviennent des noms propres, que les noms propres deviennent des noms communs. Y aurait-il une tâche plus urgente ? Pas sûr.

15 janvier 2013
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