Moi peu importe
« C’est moi ? » Dès que j’écris, cette question ne se pose plus.
« Qui est-ce ? » Écrire sans le savoir, sans vouloir le savoir.
Mais dire néanmoins ce que la lecture nous a appris, donné. Du Petit Poucet à La Comtesse de Ségur, de Colette à Violette Leduc, c’est une formation qui se dessine, une éducation par les mots, les livres, où les termes les plus crus conquièrent le droit d’être dits ou écrits, les sentiments celui d’atteindre à l’expression, la vérité faisant l’épreuve de l’esthétique, jouant avec ses lois, ses codes.
Il est rare de voir quelqu’un se pencher si près sur les vers ou les phrases des autres — les siens aussi —, non pas pour le seul plaisir de l’analyse mais pour traduire un rapport au monde, à sa beauté, à sa violence, à sa perte aussi, aux efforts auxquels il faut consentir si l’on veut continuer. Il y a des vérités qui sortent renforcées d’avoir été partagées, et quand Ariane Dreyfus écrit au sujet de Colette : « c’est avec elle que j’ai appris, et réapprends, qu’on ne meurt pas de perdre », je me dis que cette formule gagne en force à mesure qu’elle est lue et que chacun lui communique la sienne propre.
Aussi l’exercice critique ne vise-t-il pas à faire montre d’une intelligence ou d’une sensibilité particulièrement éveillées, plutôt à ramener à la surface ce qui relève du souvenir ou à éclairer ce qui est encore frais : la lecture d’un poète contemporain dont on se sent proche par exemple : James Sacré, dont l’œuvre l’accompagne. Et bien d’autres. Et encore une fois la question « qui ? » n’est pas si importante. Il y a présence, il y a vie, une vie quelconque, anonyme, libérée de son nom propre.
Parmi les moments forts du livre, il y a ce long texte qui s’intitule « La poésie quand nous la faisons », qui semble presque inventer un genre, la narration critique, où le livre lu se révèle l’instrument de mise à nu du lecteur. Il y a également la série d’études consacrées au poète Stéphane Bouquet, qui font la part belle au désir, à la sexualité, sans que cette quête de l’autre ne se referme trop vite sur soi, puisqu’au contraire elle convoque le lointain, elle convoque l’Amérique, Nos Amériques.
C’est un fait que l’ombre des États-Unis continue de planer sur l’Europe et d’influencer ses écrivains. Deleuze, que cite Ariane Dreyfus, reprochait à la littérature française de se complaire dans l’introspection. Pierre Bergounioux, plus récemment (voir Agir écrire), semble déplorer que les habitants de la vieille Europe continuent de distinguer ceux qui agissent et ceux qui écrivent, ignorant par là la grande leçon de Faulkner qui le premier aurait franchi le Rubicon pour donner à lire l’expérience dont il fut témoin.
Il est vrai qu’une bonne part de la littérature française, pour ne parler que d’elle, s’est, depuis ce choc américain qu’on peut effectivement dater grosso modo des années 1930, tournée plus que jamais vers « soi » et vers les écritures dites de l’intime, notamment pour retrouver davantage d’authenticité. (Les œuvres d’imagination se font du coup plus rares, le vécu devient un gage de légitimité, une condition d’écriture.) En un sens l’œuvre de Stéphane Bouquet n’échappe pas à cette règle, sauf que, comme le souligne Ariane Dreyfus, son « lyrisme » est au service d’une dissolution du sujet et l’appel du sexe une sorte de danse atomique, une histoire d’amour qui touche au cosmique et qui se passe entre molécules. Ce qui n’empêche nullement de renouer avec une écriture au service de la vie, qui apprendrait à vivre plutôt qu’à mourir (leçon américaine), puisqu’on ne dit « je » que pour pouvoir dire « nous », que pour découvrir l’existence d’un commun qui n’appartient à personne en particulier, qui est le fait de tous ou pour le moins d’un collectif.
C’est une utopie, dit Ariane Dreyfus, mais « paradoxale car fondée sur un refus de lâcher le monde tel qu’il est ». Ici affleure le politique ou plutôt la micro-politique, celle des anonymes, des ordinaires, la solidarité des humbles, des sans-nom. Une poésie de la porosité qui fait tomber les murs. Soudain les matières se mêlent, les couleurs, les êtres. On ne fait plus le départ entre les vivants et les morts, les hommes et les femmes, les homos et les hétéros. Les mots aussi sont de la partie, les petits et les grands, les beaux, les moches, les fiers et les pas-fiers. Plane au-dessus de cette danse l’ombre de William Burroughs, lequel disait en substance : faites que les noms communs deviennent des noms propres, que les noms propres deviennent des noms communs. Y aurait-il une tâche plus urgente ? Pas sûr.