Marie Cosnay | Quelque chose qui a à voir avec l’Histoire

Écrire les livres lus, aujourd’hui, une semaine et demie après la perte (l’échappée belle) de mon ordinateur, quatre heures du matin la porte claquait au vent, quelques chats étaient entrés, montaient les escaliers qui vont aux chambres des enfants, mon bureau encombré de papiers à classer, de vieux stylos sans encre, de photos et de boîtes ne soutenait plus, 13.3 pouces, le petit ordinateur toshiba blanc acheté récemment, sur lequel j’avais balancé tout le travail saisi depuis que j’ai un ordinateur, vingt ans, j’ai compté, sur lequel j’avais, depuis deux mois, avancé dans ma traduction d’Ovide et sur lequel j’avais, depuis deux mois, commencé un roman, oui, un roman que je disais policier, que je voulais narratif, vrai de vrai, avec des liens entre les scènes et des emprunts au Roi Lear. Je remettais à demain, encore à demain, le soin de faire des sauvegardes. Les policiers ont dit : on le retrouvera un jour, ce sont des petiots qui viennent dans les maisons pas fermées, la nuit, comme ça, ils ont dit comme ça, les flics, des petiots, ils ont ajouté que c’était pas souvent, faut pas croire, d’ailleurs c’est la première fois que vous...
Ils avaient raison.
Le labeur d’Ovide avait en partie disparu avec le toshiba blanc petit modèle, avait disparu aussi le roman, plus de deux cents pages, pour de bon. Eh bien le roman je n’en étais pas malade, je ne sais pas pourquoi, je l’aimais bien ou j’aimais bien y être mais il était passé par là, comme d’autres, qu’on perd ou dont on perd la mémoire - et qu’on retrouve, à peine on vous y invite, qu’on retrouve ou qu’on peut retrouver.
Mes quatorze ans (?) c’était Memmi et La statue de sel et les livres de Feraoun, Le fils du pauvre - et son Journal, au Seuil. Le fils du pauvre et le Journal, je les ai encore avec moi, ici. Il y avait dans mon histoire une question touchant l’Algérie, il y en avait plusieurs, en fait : l’une concernait mon père qui avait l’âge de partir à la guerre et n’était pas parti (mais faisait du théâtre, les bénéfices allaient aux jeunes appelés et ce jour-là, jour de théâtre en faveur des appelés de la guerre d’Algérie, jour où je n’étais pas née, ce jour-là les deux premiers enfants de ma mère et de mon père qui faisait du théâtre moururent fauchés par une voiture sur la nationale 10).
J’avais cinq ans, ma grand-mère Marguerite m’avait appris à lire dans Les fleurs du mal et Le général Dourakine (elle qui a passé, après, son temps à répéter : laisse-moi ces nids à poussière, m’avait appris syllabe après syllabe L’Albatros et les premières pages du Général Dourakine), j’avais cinq ans et mon oncle (le frère de mon père qui n’était pas allé en Algérie) vivait à Annaba, il m’écrivait de longues lettres où il racontait tout, plus tard ce sont ses malles que je reçus et il y avait dans ses malles des numéros d’Esprit, Marcuse, Sartre, Roger Martin du Gard, Feraoun, Memmi.
Je lisais les lettres d’Annaba, entre cinq et dix ans, près de la cheminée de la maison des Landes, quand je ne pouvais pas déchiffrer un mot je demandais, j’avais l’impression, lettres et oncle, que c’était pour moi, l’Algérie, je croyais et j’ai cru longtemps que quelque chose de l’Algérie m’était adressé. Puis Le fils du pauvre - comme pour me donner raison.
La suite concerne mon fils cadet, c’est lui qui verra mais c’est sans doute pour cause de Fils du pauvre et de Journal de Mouloud Feraoun lu à l’âge qu’il a aujourd’hui que je lui choisis pour père un homme né à Oran en 57, rapatrié avec parents oncles tantes sœur et frères en 62, et changeant alors, avec toute la famille, à peine arrivé au Pays basque, de nom de famille. Tronquant le nom (inconnu, jamais prononcé) pour un autre, Bouel. Un père qui avait été pris, enfant, dans l’histoire tragique des années 60. Au même moment, moment lié via représentation théâtrale à l’Histoire, c’est l’histoire intime de mon père et de ma mère qui basculait.
Quatorze ans et un peu avant et un peu après, un fichu désordre. Ce sont les livres de la JOC, Chiens perdus sans collier, tout Cesbron, que j’adore alors. La bibliothèque verte et par-dessus tout Paul Jacques Bonzon, ses compagnons, Lyon et la Croix-Rousse, Le Tondu, Gnafron et le chien Kafi. C’est à dix ans, les compagnons, parce que le dimanche soir, au moment si triste du retour au pensionnat, en bus, en avoir un, un nouveau, pour la semaine, c’est une immense consolation. C’est la trilogie de Robert Sabatier, Olivier et cie. Des larmes, en étude, des larmes que ma prof de français, je suis en quatrième, ne comprend pas du tout. Ce sont Les pauvres gens que j’apprends par cœur sous mon lit le week-end, ce sont les Nuits de Musset - Musset que je demande qu’on m’achète en Pléiade, je dois avoir douze ans.
C’est sans doute un peu mauvais, Cesbron, Sabatier, même Musset, c’est pas le meilleur Hugo que je lis, et Racine c’est surtout pour Hermione dans Andromaque. Hermione, ma préférée. Mais c’est du bonheur et je récite, je répète, je ré-écris, je copie, je crie, j’invente, j’ai un bureau dans ma chambre, il donne sur les pins, j’y reste des heures, mes parents insistent pour que je descende, profite du soleil. Bientôt les caisses arrivent d’Annaba et me sont offertes, je lis Camus, Roger Martin du Gard et Memmi et Feraoun.
Boris Vian c’est par France Loisirs et ça commence avec J’irai cracher sur vos tombes. Après, je passe des commandes, je fais des listes, j’attends Noël et mon anniversaire, L’écume des jours m’accompagne longtemps, la photo de Boris Vian aussi, avec sa trompette à Saint-Germain-des-Prés, c’est dans ma chambre d’adolescente sur les pins.
La même chambre, où j’irai me cacher pour un long temps, inconsolable, le même temps, c’est encore le collège, sans doute la fin du collège, il suffirait de regarder la date de parution du livre, c’est Le pull-over rouge, c’est l’affaire Christian Ranucci, la même chambre où j’irai me cacher quand après avoir écrit des lettres et des lettres, à tout le monde, parlementaires, élus, associations, Giscard d’Estaing, des lettres non envoyées multipliées comme mes larmes et ma rage, des lettres qui appellent à l’abolition de la peine de mort, quand après avoir écrit et pleuré beaucoup je comprends qu’autour de moi tout le monde (à part mes parents qui accompagnent) trouve excessive mon émotion.
Cette réalité-là : Christian Ranucci, la justice injuste et l’impuissance et l’effroi de l’instant de mourir et l’effroi du pouvoir et de la loi qui donnent la mort. Je reste des jours dans ma chambre.
J’y suis encore. Ce n’est pas la même chambre. C’est devant une fenêtre. D’autres arbres. J’ai amené avec moi Feraoun Boris Vian Racine Musset Victor Hugo. J’ai laissé dans la chambre des pins Le général Dourakine Cesbron Bonzon Gilles Perrault, tant d’autres. J’ai laissé par exemple dans la chambre des Landes et des pins Rue des boutiques obscures, j’y étais attachée, peut-être plus qu’au livre au cadeau spontané de ma mère, et au titre, et à autre chose encore qu’alors (j’ai treize ans, je viens de vérifier l’année de parution, le prix Goncourt) je n’identifie pas. Quelque chose qui a à voir avec l’Histoire, l’amnésie et la quête, toujours heureusement ratée, de ce qu’on dit l’identité.

29 mars 2013
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