Marcos Siscar et Raymond Bozier / Proses poétiques amazoniennes

Marcos Siscar est né à Borborem (Etat de Sao Paulo), en 1964. Il est professeur de théorie de la littérature à l’université de Sao Paulo. Il a séjourné à Paris de 1988 à 1992, date à laquelle il a soutenu un DEA à l’université Paris 8. En 1995, il a présenté une thèse doctorale en Littérature Française, sur l’œuvre de Jacques Derrida.

Traducteur, entre autres, de Michel Deguy, Jacques Derrida, Jacques Roubaud, Marcos Siscar a publié plusieurs recueils de poésie au Brésil et participé à l’anthologie 18 poètes portugais + 1, aux éditions Chandeignes. Il est responsable de la Revista de Letras (revue de l’université de Sao Paulo), et l’un des éditeurs de la revue luso-brésilienne Inimigo Rumor .

Les proses poétiques inédites ci-après ont été traduites par Marcos Siscar et Raymond Bozier, lors d’une résidence d’écriture mise en place à La Rochelle par l’association Larochellivre, avec l’aide du Cnl, du Ministère des affaires étrangères et de la ville d’accueil.


LE RAPT DU SILENCE

Vivre enseigne à attendre son tour et à supporter la douleur. Lorsqu’on se réveille bien avant l’aube pour obtenir l’autorisation d’aller chez le dentiste, puis qu’on s’ajoute à la file d’attente chez ce même dentiste, finalement l’obturation sans anesthésie indique le seuil de la douleur et donne des leçons d’autocontrôle. Lorsque la file d’attente pour le médecin est trop longue, le temps du médecin trop court, les examens trop chers ; lorsque le libre cours de la nature est un sentier encore plus paisible à l’approche de la mort ; lorsqu’il vaut mieux chasser les mauvaises pensées et produire ce qu’on mange, il devient difficile de trouver de bonnes métaphores pour la vie. La vie épuise très vite les recours de la poésie. Lorsque la violence lui vole définitivement la liberté de trancher, la vie sombre dans la prose. Lorsque ma mort ne m’appartient plus, ni la façon de mourir, l’expropriation commence à pénétrer dans ma vie. Quand ma mort m’a été volée, ainsi que la façon de mourir, le vol commence à entrer dans ma vie. Pour la thérapeutique sans recours, le diagnostic le plus généreux est toujours l’euthanasie généralisée, l’expansion de l’autorité jusqu’à l’intérieur du corps de l’autre, le nettoyage des chiffons de vie. Le silence est la souffrance de la parole, quand la poésie du silence lui est volée. Le tapage de la prose du monde est la vengeance des dépouillés. Si je pouvais parler, j’attraperais les hirondelles en plein vol.


LE BOL D’AGATHE

Tu as fermé la fenêtre, descendu les escaliers et dit, en prose, que tu te sentais bien au rez-de-chaussée, dans la cour, près de la porte. Tu as pris la poubelle, regardé l’oiseau, joué à colin-maillard avec les enfants dans la cour. Puis ensuite, tu m’as demandé de servir la soupe dans un bol d’agathe. La mort douloureuse ne vaut pas une soupe dans un bol d’agathe. Le monde réduit à l’essentiel. Cela t’a fait mourir de rire. L’essentiel, as-tu dit, peut-être servi tout entier dans un bol d’agate. Que voulais-tu dire par là ? Qu’il n’y a pas d’essence, ou très peu, ou peu importe, ou qu’en effet elle est dans ce bol d’agathe. Depuis lors, le doute m’empêche de répéter mon nom. Avec la plante des pieds, je cherche le fond de la terre dans un marais plein de roseaux. À chaque fois qu’on me demande ce qu’est ce fond, mes viscères frissonnent, la contradiction m’envahit. Je touche le fond et il tremble. Toute une sismologie. Je voyage sans en avoir envie. Dans chaque lieu où je passe, je m’impose un nouveau courage. Un jour, à la gare, les yeux rougis, tu m’as fait un signe de la main, au loin, sur le quai. Toi qui ne pleurais jamais. J’ai voulu m’exiler en toi. Et je vais peut-être rester ici, dans ce pauvre bistrot à la lumière terne, au coeur de la forêt amazonienne, jusqu’à la fin des temps. Je viens de penser à ça, le coq n’a pas encore chanté, tu t’es déjà couchée sur mon corps, tu t’es répandue sur moi et je t’ai accueillie. Tu tiens complètement en moi. J’entends ta voix, faible, presque égarée dans la gorge. Le poème doit-il être écrit avec du sang ? Soit. Mais qu’il soit vif, rouge pêche, turquoise, émeraude. Puis soudain tu as perdu la voix, tu as regardé de côté, tu t’es fermée, tu es devenue muette. Et, sur tes paupières fermées, palpitaient les veines d’un sang rapide. Raconte-moi : combien de sang faudra-t-il pour apaiser ton silence ?


PIETÀ

Je suis ta pietà, mon amour, à l’instant même, dans ce coin de rue où se brisent les vents. Je comprends bien ton étonnement muet, comme si la vie ne commençait que dans l’holocauste, l’approche des corps que dans la mort, l’amour que dans les adieux. Je te tiens sur mes genoux dans la lumière bleue de la nuit, je comprends ton angoisse : la force toujours au-delà de l’habitude. Pour la victime, c’est toujours l’ennemi qui choisit les armes. Je comprends ce que tu veux dire, et je n’ai que mes mains pour une longue caresse. Combien de fois je t’ai vu sortir du cinéma les mains sur le visage, combien de fois ta colère m’est apparue plus dévastatrice que ses raisons ? Et rien de cela ne t’a épargné. Je te comprends. Pourquoi l’amour ne nous prévient-il pas de sa fin ? Comment se fait-il que ton étonnement n’a de sens qu’ici, sur mes genoux, emplis du poids de ton long corps tendu par son destin. Je n’ai rien d’autre à te dire sauf que je comprends, et que tu dois me faire confiance. En qui d’autre pourrais-tu croire ? Tu es venu pour moi et c’est sur mes genoux que je t’ai accueilli. Il y a aussi des visages qui passent pleins de ressentiment. Mais regarde : le mal s’est évaporé avec la première chaleur de la journée. Et les blessures ouvertes sous le ciel bleu ont regagné les couleurs de la simplicité et leur caractère prévisible, elles sont devenues des gestes de défense. Bien qu’il soit tard, fais-moi confiance. Je serai toujours à ton côté. Par contre, je ne te promets aucune sculpture.


LES FLEURS DU MAL

Personne ne peut arracher à ma place les mauvaises herbes du pré. Elles ont envahi le verger, et menacé d’obstruer les chemins. Je me dis qu’elles ont été engendrées par la force de mon silence et ma négligence. En fait elles ont été semées par la force qui les a arrachées auparavant et involontairement laissées sur le sol. Après une jeunesse forte et vigoureuse, les voici qui remplissent les sentiers d’étonnement, d’amour-aveugle, de picao. Le chardon, par exemple, cette fleur incisive, est née au centre d’un cercle rayé, en dilatant ses doigts, jusqu’à rendre le grain blond d’un mauvais blé. Quand on le regarde du dessus, il a l’aspect d’un iris. Du moins, c’est la forme que je vois quand je ferme les yeux. Personne ne peut arracher les mauvaises herbes à ma place. Les jours de pluie, je contemple leur croissance, leur absorption lente du flux de la vie, et j’imagine le parcours qui les conduira à étouffer la civilisation créée alentour. Dans des journées comme celle-ci, quand les mains sont rendues calleuses par le sens, je m’agenouille et les attaque avec les ongles. Et, au milieu du champs de mauvaises herbes, je sue, je me salis, concentré comme un artisan, furieux comme un philosophe, je m’obstine à les extirper du sol. Pendant ce temps, les graines tombent sur le sol nettoyé et la terre les accueille généreusement. Des lambeaux de nuages passent, quand je me couche par terre.


ODE À LA FIÈVRE

D’après un sondage : 80% des poètes sont psychotiques, 80,5% des romanciers sont dépressifs, 87,5% des dramaturges ont des problèmes affectifs. La poésie est-elle un vomissement du corps ou son instable discipline ? Baudelaire a passé sa vie coincé sous le couvercle de l’ennui. Le soulagement du dépressif survient au moment de la « convalescence », derrière les vitres d’un café, et par une journée bien claire. Le convalescent est celui qui éprouve un nouvel intérêt pour la vie. Pessoa, ou n’importe qui regardant au travers de ses yeux, voyait la rue depuis la mansarde d’un restaurant crasseux, et l’imaginait avec des passions sanguines, étrangères, animales. L’incalculable sincérité n’a été possible que grâce à la rumination lente du désir et à l’entretien de la fièvre. Du point de vue de la maladie, la chimie du médicament est une tentative de littéralisation forcée des sens, tout comme la chimie de l’opium est sa métaphorisation induite. Comment la poésie peut-elle quelque part avoir raison ? Pour ce qu’il y a d’intouchable dans le bon sens et d’indiscutable dans la médecine, il n’y a pas d’autre remède que la poésie. Infection, inflation, croissance défectueuse. L’incurable fièvre du réel dénonce la mystique de la santé à tout prix. Du point de vue de la maladie, la vie est un défi. Trouver de la vitalité dans le désir. Sentir le frisson sur la peau au contact de la mort. Faire oeuvre avec l’évidence de son oubli.


DES HISTOIRES DE MARIN

Je n’arrive plus à employer le verbe être. Les attributs se retirent de la salle d’attente et se dispersent, se confondent avec les autres choses du monde. Chaque chose ressemble à une autre. Je regarde la pointe de mes chaussures et je vois que tout commence-là. Comme lorsque quelqu’un marche devant soi et soudain s’arrête. Je suis là. Chez l’épicier du coin, un marin me raconte une histoire. Cela signifie que cette ville est la ville où je suis. La ville est ce qu’elle est dans la mesure où le marin me raconte une histoire. Le marin est l’image de ce que je ne savais pas encore. Grâce à la métaphore de sa présence, le marin confirme ce que je devrais savoir. Qu’il m’attende chez l’épicier du coin confirme que je suis bien là, et ce n’est qu’après l’avoir rencontré que je me dis à moi-même, je suis là. Dans d’autres mots, l’identité du lieu relève de la prévision atmosphérique, ce qui fait que le marin est chez l’épicier et non pas en pleine mer. La ville sans soleil. Quelle vision de soi une ville décidemment sans soleil peut-elle offrir à un étranger ? Peut-être l’histoire qui dort dans le froid de la pierre. Même l’histoire a besoin du témoignage de quelqu’un. Les pierres existent pour être touchées, contemplées, enveloppées de discours jusqu’à ce qu’elles exhalent de soi l’haleine de leur permanence. La nuit, des phantasmes se lèvent de la pierre et de tout ce que les pierres ont couvert et étouffé. Je regarde beaucoup ces pierres. Je sens que mes chaussures marchent dessus.


LA FICTION D’ORIGINE

1.

Ce jour-là, l’eau a perdu son fond et les rives se sont éloignées. Du vertige, il ne lui est resté que les cheveux, le futur antérieur sans équivoque de ce qu’aurait été sa vie ; de la chute, que le mirage, un spectre parmi des feuilles de manguier ; du cadavre, que l’absence présente, la catachrèse de l’impensable ; du vol, que la lévitation, le mouvement qui simule le désir ; de la vitesse, que la fleur sans géométrie. Sinon, regarde-la. Assise près de la table, la mort peigne ses longs cheveux châtains et nous invite à poser la tête sur ses genoux, tout en nous contant des histoires anciennes, immémoriales. Silence, il faut qu’on l’entende. La parole ne mord rien d’autre que la mort, le destin n’a envie de rien d’autre. La vie n’est plus suffisante. C’est à la fin qu’on retrouve l’origine de l’art que j’appelerais vitalité.

2.

L’archéologie des gènes. L’arcade du crâne projetée en avant, les yeux tirés sur les côtés, à la wisigoth, le nez plongeant vers le sol dans un saut capricieux, corsé, les lèvres de peu de chair, le corps velu, rouge et jaune, une cicatrice portugaise sur le pied droit, un orgueil calabrais déchirant l’oreille gauche, une ardeur à mourir assis. Signe particulier : l’analyse réfléchie du futur de ses cellules et du puits obscur du passé. Un olivier vit cent ans, et les figues, los higos y los hijos, et les fils ? Le dernier est mort aujourd’hui, une note dissonante couvre la terre blanche où les champs d’olivier m’attendent. Je vois un tertre au pied de la montagne où les fantasmes traînent des mémoires non encore vécues, mais liées par une chaîne à nos vies. À qui le diras-tu, pourrais-tu me demander. Ou plutôt : les fantasmes sont les ombres des oliviers, des orangers, de vastes constructions. Maintenant, nous sommes assis devant l’ancienne villa vallencienne. Tu m’écoutes ? Serre-moi encore plus fort contre ta bouche. Pour te distraire, je vais tisser les journées avec des vers du Coran et des éloges de prince. Jusqu’à quand ? Pour autant que cette fiction de racines se soutienne et qu’en elle se reconnaisse l’espace entre mer et montagne qui en ce moment nous sert de refuge.

3.

Quand la discrétion se marie à l’exubérance, dans un mariage ibérique comme celui-ci, il n’y a plus à proprement parler de secrets de famille. Comme si la recherche de sens lui faisait opposition, le temps est un vaste secret qui nous révèle. Comme si le sens lui faisait opposition, le temps nous berce de son vaste champ de légèreté. De ce manque de secret, de cette absence d’héritage, il ne reste que le fond partagé du mystère. À qui devrais-je rendre la clef de cet événement si décisif, à qui rendrais-je le secret de mon désir ? Je vais vous dire enfin ce qui m’arrive sur cette route ondulée, faite de vieux bitume, et qui me restitue la valeur de ce que je vaux. Cette note de dissonance étalée sur la terre rouge qui couvre la plaine et qui rouille les goyaviers. C’est la dernière fois que je me tourne vers toi, littérature, vers ta parole veloutée de pute, vers ton leurre tiède, vers ta vérité lubrique. Nous abandonnerons le vieillard qui cherche le nord de son sud. Son secret deviendra une histoire clandestine, récupérée derrière des portes blanches et bleues, seules limites pour une convivialité fragile et sans souci.

25 mars 2005
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