Cathie Barreau | Du beurre fondu dans la littérature

Giorgio Ocania, étudiant en Lettres à Nantes sous la direction de Philippe Forest, a sollicité plusieurs personnes dans le cadre de sa recherche. Il leur a passé commande d’un texte de quelques pages où ils décrivent leur rapport à la lecture, et particulièrement leur expérience de la lecture de Lolita de Nabokov.
J’ai accepté la commande et, très occupée par d’autres travaux, j’ai dû répondre au dernier moment sans bien savoir ce que j’avais à écrire. Mais une commande est un cadeau ; j’ai pu alors dévider des souvenirs et inventer des romans à venir.

De Lolita, j’ai un souvenir vague et flou. Je vois d’abord une silhouette, celle d’une petite fille trop vite grandie. Aucun visage ne me vient. Le sentiment qui émerge en moi, c’est l’agacement. Plus que l’horreur que m’inspirait le narrateur – maintenant, lui, arrive dans le décor qui s’impose au fur et à mesure que je dévide le souvenir de ma lecture qui me paraît lointaine, une chambre d’hôtel, un étrange sommeil – j’avais envie de secouer Lolita pour qu’elle se réveille, la regarder dans les yeux et lui dire d’arrêter de jouer.

Curieusement, je n’ai pas le sentiment de la linéarité dans l’histoire ; peut-être parce que je n’ai pas lu le livre du début à la fin, mais – comme je le fais parfois pour certains livres avec lesquels je suis en désaccord tant en ce qui concerne l’écriture que le propos – en allant de-ci de-là, cherchant une page qui puisse m’accrocher et me convaincre. Et ce livre, comme quelques autres ainsi, je l’ai lu pourtant parce que j’avais envie d’en savoir plus sur cette perversité du narrateur comme personnage mais aussi comme écrivain.
Peut-être aussi le livre est ainsi fait, non linéaire, faisant semblant de peiner dans la confession du narrateur qui sait qu’il ira au bout de l’ignominie comme du récit.

Je me souviens maintenant avoir lutté entre la colère et la curiosité de savoir comment cette écriture-là s’en sortirait avec cette histoire, et avoir vérifié que le texte voulait prendre le lecteur dans un piège, et que le lecteur est un homme.

Je n’ai pas fait d’études de lettres. Le seul souvenir d’ « explications de textes » est celui du lycée, quelque chose d’insipide auquel j’opposais une résistance tranquille de lectrice déjà vieillie par une enfance de lectures. Je n’ai donc aucun réflexe et aucune grille scolaires autres que ce qui m’anime depuis que je sais lire (vers six ans) et depuis que j’écris (à dix ans et neuf mois précisément, date du premier poème dans le premier cahier, petit cahier jaune de mon enfance). J’ai lu ainsi longtemps sans repère extérieur. Les livres dans la petite bibliothèque de ma mère – Tolstoï, Graham Green, Rimbaud – et les « textes choisis » de l’école, tous sont entourés d’un halo de lumière et du rappel des sensations provoquées par la lecture dès que j’y pense. Je me souviens précisément de la lecture d’un texte à l’école primaire, texte dont je ne sais rien du titre et de son auteur, extrait qui se trouvait dans notre « livre de lecture ». Il racontait les jolies sensations d’un petit garçon qui, alors qu’il vient de rentrer à la maison après avoir couru dans les prés, se délecte d’une tartine de pain sur laquelle on a étalé du beurre ; et ce goût de beurre fondu très vite parce qu’on est en juillet et qu’il fait chaud me renvoyait moi-même dans la maison familiale et dans les vacances d’été que j’avais envie de rejoindre. Mais plus encore, le goût du beurre fondu, je l’éprouvais totalement en lisant, je savais exactement de quoi il s’agissait, tout autant que la joie de rentrer à la maison, l’odeur de la maison, l’atmosphère tranquille, les couleurs des objets, la familiarité du lieu accueillant à l’abri du monde qui pouvait m’être hostile. En faisant l’expérience que le goût du beurre fondu pouvait être ressenti en lisant, je découvrais que le texte avait le pouvoir extraordinaire de me faire prendre conscience d’une sensation, d’un désir, d’un souvenir, et qu’il ne s’agissait pas entièrement d’un personnage inventé mais d’une partie de moi qui était convoquée. Bien sûr, je ne l’ai pas exprimé ainsi, je n’en ai rien dit mais j’ai le souvenir de l’avoir compris alors. Est-ce cette découverte dans l’enfance qui m’a amené à écrire ? En partie, oui. Mais cela n’a pas suffit.

Ecrire est venu peu de temps après, un 2 janvier, devant l’agonie et la mort d’Alphonsine, ma grand-mère. Le récit qu’elle fait de sa vie durant deux heures est resté en moi. J’écoute, j’entends le rythme de la vie encore, de toute une vie, un souffle où des morceaux de phrases m’échappent, entrecoupées des pleurs de mon père et de mes tantes. Une petite fille fabrique de la vie devant la mort qui s’annonce. Personne ne pense à la protéger. Elle écoute, elle lit avec l’oreille.

J’ai souvent écrit cette scène sans parvenir à la restituer comme je l’ai vécue. Une version en est publiée dans mon livre Visites aux vivants, les premières pages. Voilà que je la réécris encore. J’essaie d’écouter ce récit, de le lire au-delà du temps pour le restituer. Mais c’est peine perdue. J’écris toujours à coté. C’est peut-être ainsi la littérature, quelque chose aux cotés de la vie, comme on est aux cotés d’un proche.

Lolita est loin de moi, si ce n’est le regard des hommes quand j’avais 12 ans, l’un d’eux, celui du patron de mon père quand nous l’avions croisé dans un restaurant aux Sables d’Olonne, une table plus loin. Une fête que mon père et ma mère s’étaient offerte, ce déjeuner un dimanche de Pentecôte avec ma petite sœur et moi.
J’entends ma mère dire à mon père à propos du patron : « M. Untel ne nous quitte pas des yeux ». Et mon père de répondre : « c’est Cathie qu’il regarde. »
Mon père, cet homme pudique et respectueux, avait repéré le regard de l’homme sur la jeune fille que je devenais. Le souvenir enfoui pendant des dizaines d’années est révélé lors de ma lecture de Lolita. Et je vois la petite fille trop vite grandie, je reconnais sa robe à taille basse, les volants de la jupe, la couleur prune et le dessin des fleurs blanches, et je me souviens précisément de mes jambes à 12 ans, longues et menues, souvent tachées d’une croute aux genoux parce que j’allais courir dans les prés. Je pourrais maintenant écrire encore longtemps en tissant le souvenir qui émerge avec ma propension à imaginer. Combien de romans possibles à partir de cette scène ? Le souvenir était là prêt à se formuler, caché dans un livre nommé Lolita.

La lecture serait une tartine de beurre fondu et la parole d’un père qui prend conscience qu’il faudra protéger sa fille ; elle révèle, de cette révélation mystique et merveilleuse, tragique ; révélation qui choisit un souvenir et lui donne forme, pour qu’ensuite cette forme se trans-forme et s’émancipe. Le lien qui se fait entre le texte et le lecteur est unique et complexe.

J’ai souvent la nostalgie des lectures faites avant mes 30 ans. Je n’avais pas les références de la littérature contemporaine, de l’espace social où elle se construit, où elle évolue, ses enjeux, ses luttes de pouvoir, les places des maisons d’édition, tout ce que j’ai appris depuis, les amitiés et les inimitiés, l’ego des uns et des autres. J’ai parmi mes amis des écrivains dont je connais l’histoire, dont j’ai partagé un moment de vie. Je repère dans leurs textes un clin d’œil à un détail, une correspondance, une fêlure qui souvent me font sourire ou parfois m’exaspèrent. J’ai alors la nostalgie de ma virginité quand je prenais un livre au hasard dans la bibliothèque de ma mère, celle de ma ville ou à la librairie. La naïveté et la sincérité des découvertes de ce temps-là m’apparaissent comme un paradis perdu où tout était possible et permis – comparer une phrase de Tolstoï mal traduite et un vers de Rimbaud, ne pas voir que La Bête humaine c’est peut-être la locomotive, et, juste avant d’ouvrir Anna Karénine, croire encore que le livre raconte l’histoire de trois femmes : Anna, Kare, Nine, puisque, sur le dos du livre épais, c’est ainsi qu’est écrit le titre du roman et que je l’ai à hauteur de mes yeux d’enfant depuis que je sais déchiffrer les lettres ; et ma déception de découvrir une seule Anna qui ne me plait pas.

Je retrouve aujourd’hui ce paradis perdu en lisant The Outlander de Gil Adamson, et aussi curieusement en lisant Louise Michel ou Virginia Woolf ou Marina Tsvetaieva. Je sais faire l’explication de texte, disons celle que je me suis construite pendant des années de lecture de ces auteurs qui ne me déçoivent jamais. Je les compare alors qu’elles sont incomparables. Je ne lis rien à propos d’elles ou de leurs livres. Je les lis. Je lis l’original et les traductions. Je me mets en colère quand j’estime que le texte est trahi ; j’admire leur perspicacité, leur lucidité sur la société de leur temps, leur révolte, leur impossibilité à se conformer. Je dévore leur correspondance et leur journal intime, journal de guerre. Je sens leur humanité, leurs faiblesses et leur courage, leurs limites qu’elles repoussent sans cesse. Mais par dessus tout, c’est leur écriture qui me bouleverse, ces écritures qui font toucher à la vie là où on ne la toucherait jamais. La vie est dans leurs phrases. Leurs écritures m’autorisent à vivre. Leurs écritures sont plus grandes qu’elles. Je crois que c’est ce que je cherche quand je lis : un livre plus grand que son auteur.

De Nabokov, me resterait plutôt Bruits. Cette nouvelle a pour moi une perfection et une humilité qui me ravissent à chaque relecture, c’est à dire que se produit le même prodige à chaque fois : je sais que je vais être éblouie, je prends le risque d’une énième lecture, et c’est la surprise encore d’éprouver un texte qui tient son secret que je dévide infiniment à la recherche des multiples réponses qui se font dans la question : comment cela tient-il si bien debout avec tant d’harmonie et d’aspérités ?

20 juin 2013
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