71- La question de la présence chez Claude Simon : une lecture du Tramway

C’est toujours avec beaucoup d’émotion que je viens parler dans ce lieu de mémoire [1].
Et puisque cette maison est aussi, et d’abord, celle de Joë Bousquet, je mettrai cette communication sous le signe d’une formule par laquelle Bousquet définit les critères d’une écriture idéale, c’est-à-dire poétique, loin des normes établies, des normes académiques : « ni prose ni vers, disait-il, mais des présences ».

J’ai choisi, comme le dit le titre de cette communication, de relire Le Tramway : un choix déterminé peut-être par la date de sa parution, qui fait de ce livre un livre ultime, revêtu en cela de je ne sais quelle aura testamentaire. (Le livre paraît en 2001, soit quatre ans avant la mort de Simon, il a donc 88 ans.)
Ce choix pourrait être aussi validé par le jugement de Jérôme Lindon, dans la lettre enthousiaste qu’il envoie à l’auteur après sa première lecture « émerveill[ée] » du manuscrit : « Si d’aucuns me demandent à partir de maintenant par quel livre il convient d’aborder l’œuvre de Claude Simon, je n’hésiterai pas à répondre : par celui-ci. »
Le Tramway peut donc figurer comme un texte emblématique ; quelque chose comme un modèle initiatique, pour aborder cette question de la « présence » qui me semble centrale dans l’œuvre de Simon.
Question centrale en ceci que la « présence » est l’enjeu du poème.
Or, par la constante remise en question, requalification, du langage dont elle témoigne, de même que dans son projet implicite de dire ce qu’il en est de notre rapport au monde, l’œuvre de Claude Simon relève d’une pratique de l’écriture, d’une création littéraire, dont la nature poétique m’a saisi et conquis dès que je l’ai découverte. Quoi qu’en disent les critères traditionnels du genre, le roman, sous l’enseigne, ou à l’abri duquel, elle est publiée.

I. La question de la « présence »

En vérité, cette question, ce n’est pas seulement la phrase de Bousquet citée plus haut, qui me la suggère ; elle vient surtout de la lecture des Notes de cours sur Claude Simon rédigées par Maurice Merleau-Ponty en mars 1961 en préparation d’un cours au Collège de France dont le thème général était « L’ontologie moderne », et dont la séance du 16 mars était consacrée à l’œuvre de Claude Simon, lequel, du reste, était présent ce jour-là. (On sait que la mort de Merleau-Ponty survient brutalement deux mois après, le 3 mai.) [2]
Les livres de Simon auxquels font référence les notes de Merleau-Ponty sont La Corde raide, Le Vent, et, paru l’année précédente, La Route des Flandres.

a) la « figure » et la présence
La première de ces notes fait référence à un texte de Sartre écrit pour une exposition des tableaux de Robert Lapoujade, qui s’est tenue à la même époque, en mars-avril 61, et qui montrait le travail de ce peintre autour du thème des émeutes, de la torture, et d’Hiroshima, autrement dit du malheur des hommes dans l’Histoire.
À cette occasion, Sartre montre l’impuissance d’une peinture figurative qui, limitée ou corsetée par une esthétique de convention, « cach[e] la peine des hommes » au lieu de la révéler, et parfois la nie, cette peine, ou bien sous un comble de réalisme où l’horreur se montre, mais sans beauté ; ou bien sous l’apparence d’une beauté seulement formelle, mais alors, cette fois-ci, c’est la beauté même de ces formes qui à nouveau trahit la peine des hommes : « trahison partout », écrit Sartre.
Dans ces deux cas, c’est l’obsession de se limiter à peindre la figure, cet écueil de l’art figuratif, qui conduit à trahir la peine des hommes.
Le propre de Lapoujade, écrit Sartre, c’est qu’il interroge la peinture, non plus du dehors, mais « de l’intérieur, sur son mouvement et sa portée ». C’est ainsi que : « par le développement de la peinture sous son propre pinceau, Lapoujade est conduit à nous investir de présences qui sont à la fois au cœur de chaque composition et au-delà de toutes. »
C’est donc le travail du peintre, et ce qu’il découvre en peignant, ce que la couleur lui donne en chemin , qui invente une présence, une présence que l’œuvre achevée n’enferme pas, dont l’essence et les contours au contraire dépassent comme infiniment ce qui surgit sur la toile : « au cœur de la composition et au-delà de toutes. »
Cette opposition entre « figure » et « présence », elle rejoint – et inspire en partie – l’essentiel des réflexions de Merleau-Ponty sur le travail de Claude Simon, comme le dit cette note, qui suit immédiatement l’évocation du texte de Sartre :

Claude Simon : sa profonde nouveauté : ne plus rendre ce qui est du dehors, l’espace, le temps, les hommes, selon leur figure, comme « figures », contours extérieurs et perspective, mais comme présences, sans contours / en transparence – mais comme une chose qui existe totalement (…), sur laquelle chaque expérience que nous avons est prélevée, la totalité transparaissant toujours comme une sorte d’englobant et de magma.

Tout se passe comme si chaque présence révélée par le texte du roman manifestait aussi son appartenance à une totalité, qui est celle du monde ; totalité qui l’englobe, et donc nécessairement la déborde, cette présence, comme un « magma ».
On pense évidemment à ce propos aux deux exergues qui président au Tramway : d’abord celui de Conrad, à propos du sens des épisodes d’un roman : « le sens d’un épisode ne se trouve pas à l’intérieur, comme d’une noix, écrit Conrad, mais à l’extérieur, et enveloppe le conte qui l’a suscité, comme une lumière suscite une vapeur. » Et je rapproche « envelopper » et « vapeur » du « magma » et de « l’englobant » de Merleau-Ponty.
Quant au deuxième exergue, la phrase provocatrice de Proust sur « le perfectionnement décisif » qui consisterait à « supprimer purement et simplement les personnages » puisque, écrit-il, « l’image [est] le seul élément essentiel », il renvoie au nécessaire abandon de la « figure » dans l’art, au profit du dévoilement d’une présence que seule l’image, la métaphore, le travail poétique, donc, peuvent susciter.

b) « L’ontologie moderne » ?
Une seconde citation des notes de Merleau-Ponty est éclairante pour la suite de mon propos :

Il [Simon] écrit comme Cézanne pensait en peinture, il parle avec sa voix et montre le monde, le fait voir d’un certain geste. Mais ce type de dévoilement du monde sans pensée séparée est précisément l’ontologie moderne.

Dans cette note, on remarquera que le même terme caractérise le travail du peintre et celui de l’écrivain : il s’agit dans les deux cas d’un « geste ».
On voit bien ce qu’il peut signifier dans le cas du peintre, de Cézanne.
Mais c’est clair aussi pour l’écriture de Simon dont le principal caractère est le mouvement, un mouvement comme ininterrompu, qui ne déroulerait qu’une seule et unique phrase du début à la fin, d’une seule tenue, de page en page, de livre en livre, avec ses retours et ses retouches, ses ressassements « dynamiques » comme le dit Dominique Viart, sa composition en spirale (et tout cela sur plus de deux mille pages), avec si peu de blancs et d’interruptions, sauf ces sauts intempestifs qui font passer de lieux ou de temps hétérogènes à d’autres lieux et temps, dans le même récit .
Mais que veut dire « comme Cézanne pensait en peinture » ?
Si Cézanne pense en peinture, ce n’est pas qu’il tienne un discours sur ce qu’il fait alors même qu’il peint, ce qui serait, comme le dit Merleau-Ponty, exercer une « pensée séparée » du geste de peindre, liée par exemple à un a priori philosophique ou esthétique qui dirigerait ce geste ; c’est au contraire un « dévoilement du monde » par lequel et l’artiste, et le monde accèdent à l’existence, sont doués d’être. « Le monde visible est appel à la parole », dit ailleurs Merleau-Ponty ; tout se passe comme s’il l’attendait.
Et de même l’artiste, l’écrivain, naissent au monde et à eux-mêmes à travers leur travail, qui est aventure et découverte, ce que Simon lui-même affirme, on s’en souvient, dans le discours de Stockholm. Et la description de son travail d’écrivain rejoint les mots de Sartre sur Lapoujade que je citais plus haut concernant « le développement de la peinture sous [le] propre pinceau » du peintre :

[…] l’on n’écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s’est passé avant le travail d’écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci […].

c) « Vers les choses mêmes »
Resterait à faire une dernière remarque, bien hâtive en vérité, concernant cette « ontologie moderne » liée à la perspective phénoménologique qui est celle de Merleau-Ponty.
En particulier la réhabilitation du corps sensible dans l’approche des choses du monde, de la « chair du monde » : elle inspire une attitude comme originaire et naïve devant le réel, c’est-à-dire sans la médiation de tout l’appareil conceptuel d’une pensée qui préexisterait à l’expérience et en programmerait les modalités : d’où la valorisation de l’étonnement pour qualifier l’émotion de cette rencontre du réel et de soi-même dans le même mouvement.
« Aller aux choses mêmes », on le sait, c’était déjà le souhait de Husserl par opposition aux thèses positivistes qui voulaient soumettre toute expérience, tout fait au contrôle de la raison.
Or je crois que ce regard étonné sur le monde, ce regard qui se laisse prendre aux choses, et qui « déchiffre les hiéroglyphes de [son] paysage », comme l’écrit encore Merleau-Ponty, dans ses Notes de cours, c’est précisément celui de Simon.
Ce que j’aimerais montrer maintenant à partir du Tramway.

II. « Figure » et « présence » dans Le Tramway

Bien sûr, Le Tramway s’affiche comme roman.
Et il n’est pas difficile de montrer en quoi il fonctionne aussi comme comme un roman.
À savoir qu’il donne bien des éléments d’une « Scène de la vie de province », d’une sociologie de la vie provinciale du sud de la France dans l’entre-deux- guerres, et cela le plus souvent sur un mode satirique ou ironique.

a) Présence et non figure des choses. Le regard de l’enfant.
Cependant l’essentiel n’est pas là.
L’essentiel, c’est la manière dont les choses du monde sont évoquées, convoquées : elles surgissent ou apparaissent devant les deux consciences dont les regards ne cessent de se croiser, de s’interpénétrer dans le récit : le regard du vieil homme qu’est devenu le narrateur et celui de l’enfant qu’il fut, et dont l’expérience du monde ne cesse de résonner dans sa conscience comme le rappel d’un étonnement premier devant le monde.
Pour exemple, le souvenir de la fillette de treize ans qui, à l’occasion d’un spectacle de collège, tenait le rôle providentiel d’un sauveur et sautait par la fenêtre dans un taudis de Londres : le narrateur précise que ce qui reliait l’enfant qu’il était, âgé d’environ cinq ans, à cette adolescente, c’était une « ferveur et [un] émerveillement muets » si puissants que, écrit Simon, « bien des années plus tard le souvenir de sa bruyante et salvatrice entrée sur scène jouait encore si vivement qu’il me semblait (me semble encore) entendre ce bruit du plancher à son atterrissage »…
Ferveur et émerveillement muets  : c’est bien cette disposition comme naturelle de la sensibilité de l’enfant qui dirige son regard et fait apparaître à ses yeux étonnés, comme autant d’absolus de présences, les objets qu’il découvre.
À ce sujet, la première phrase et les premières pages du livre ont une valeur programmatique, par la manière dont elles se focalisent sur les outils techniques qui commandent la conduite de la machine :

Les gradations en bronze jaune et en relief dessinaient sur le cadran un arc de cercle vers lequel pointait un ergot solidaire de la manette que, pour démarrer ou prendre de la vitesse, le conducteur poussait à petits coups de sa paume (…) »

Tels sont les premiers mots du livre.
Il en va de même pour les variations sur le « mégot », ceux du wattman, être « mythique », « dont les gestes semblaient avoir quelque chose d’à la fois rituel et sacré » ou ceux du contrôleur, mégots « roulés à la main, ventrus, bosselés, baveux et fumés jusqu’à l’extrême limite ».
Ainsi, comme dans cette poétique du mégot, est continuellement « sollicité le petit fait » (la formule est de Flaubert), comme vérité immédiate, comme un « hiéroglyphe dans le paysage », autant de « vérités muettes » que « personne ne pourrait faire parler à la place de l’écrivain », pour reprendre les termes Merleau-Ponty. Il s’agit bien de faire exister les choses du monde par la parole. Elles ne sont plus alors des vérités muettes.

b) La question des noms propres
Tout lecteur du Tramway est frappé par la rareté, en fait la quasi absence de noms propres pour désigner les choses et les êtres de ce récit. Une pratique, celle de la nomination ou de l’identification pourtant classique dans le roman, et selon laquelle, identifier ou baptiser d’un nom, c’est déjà donner de l’être.
Le cas le plus évident, c’est celui de la ville, dont le nom n’est jamais prononcé, comme aussi par exemple celui de l’île lointaine où la mère du narrateur a passé les premières années de son mariage, et dont l’expérience continue de la marquer jusque dans son corps.
Mais écrire Perpignan, ou Madagascar, est-ce que ce n’est pas réduire l’expérience de ces lieux que les acteurs ont rencontrés, où s’est jouée la part la plus intime, et en même temps énigmatique à leur propres yeux déjà, et aux yeux des autres, de leurs destins, est-ce que ce n’est pas réduire cette expérience à n’être liée qu’à un cliché connu, répertorié par l’identité que confère le nom propre, cette représentation artificielle, pittoresque et extérieure à soi, comme celle d’un guide touristique.
Toutes nominations qui ramèneraient la présence à n’être qu’une figure, alors que dire seulement « la ville », c’est se disposer, à cause de cette indétermination même, à accueillir l’essence de la chose, désignée ainsi à la fois par tous ses possibles et en même temps par je ne sais quel inconnu qu’elle abrite encore, qui semble dépasser toujours ce qu’on pourrait en dire, et que pourtant l’écriture ne cesse de traquer. Car ce qu’elle cherche aussi, c’est à comprendre ce que je suis et deviens au milieu de ces choses.

c) Les personnages comme « présences »
On peut dire des personnes qui sont évoquées dans Le Tramway qu’elles aussi sont « présences » et non « figures », et qu’à ce compte leur mode d’apparition dans le texte réalise le vœu de Proust concernant la « suppression » pure et simple des personnages dans un roman au profit de « l’image ».
C’est pourquoi il n’y a pas de dialogue, aucune intériorité n’est investie ni dévoilée, on ne sait ce que sont les pensées de chacun, on ne sait que ce que le narrateur perçoit à partir des comportements, gestes ou attitudes dont il interprète les signes. Ou encore en observant les visages, les corps et les marques que le temps a laissées sur eux. Mais pas d’« analyse psychologique ».
Merleau-Ponty relève cela très clairement dans l’une de ses Notes de cours - et ce qu’il dit des œuvres de Simon qu’il peut connaître en 1961 convient au Tramway : « Personnages, dit il, qui sont, plutôt que des “caractères” définis par vie intérieure ou projet personnel, les porteurs d’idées qui descendent en eux à leur insu. »
Je reviendrai sur la dernière partie de cette phrase.
C’est que le regard de Simon est conforme à l’expérience que nous avons des autres, à savoir qu’il constate et respecte en chacun d’eux la distance de son altérité irréductible.
Quant aux « personnages » du Tramway, leur approche est toujours la même : Simon procède par touches successives disséminées dans toute la durée du texte (tel est le ressassement), et qui surgissent de façon aléatoire, comme simples reprises ou échos des précédentes ; ces notations intempestives sont fidèles à l’inconnu, à l’inattendu de quoi est fait le temps de la vie.

Je prendrai comme exemple le vieillard, l’autre occupant de la chambre double des urgences où est d’abord conduit le narrateur. Il tient une grande place remarquable dans le récit parce qu’il figure, selon les mots mêmes du narrateur, « une sorte de double ricanant de moi-même par son acharnement à nier une déchéance qu’il incarnait jusqu’à un insupportable degré d’indécence ».
Ce double obscène montre une ostentation grotesque dans les gestes et l’habillement, dont, par touches et reprises successives, le texte va comme fixer « l’indécence » : d’abord ses habits bleus et rouges, sa chevelure « comme un casque ornemental et précieux » qu’il ne cesse de peigner ; puis « son aspect guignolesque et macabre de marionnette » au « visage au bec de rapace » ; puis il devient « un terrifiant et coquet polichinelle » ; enfin, dans les dernières pages du livre que hante sa présence, surgit à nouveau « la tête décharnée au profil de rapace couronnée de ce cimier d’argent qu’il ne cessait tout au long des jours de lisser avec une coquetterie maniaque ».
La présence du vieillard est un signe « fatidique », pour reprendre le qualificatif appliqué par ailleurs au tramway, annonciateur de la mort qui s’approche ; il récapitule en un sens, et ressasse sous le mode d’une présence grotesque et terrifiante, toutes les morts qu’annoncent les corps vieillis, malades ou décharnés que le livre donne à voir.

d) La mort
Transit, nous apprennent les archives du roman, était le premier titre du Tramway ; il renvoyait évidemment à la chambre des urgences sur la porte de laquelle on pouvait lire ce mot en lettres capitales.
« Transit », c’est bien sûr le passage, celui auquel vous oblige la maladie, laquelle vous « arrache » ou « plutôt [vous] extirpe du monde familier » ; « transit » pouvait aussi connoter les trajets incessants du tramway. Mais « transit », du latin transire c’est le dernier passage, c’est la mort, laquelle ; comme on l’a vu, est partout annoncée dans ce texte, et dont l’hôpital est comme la réduction métonymique. Qu’est-ce que l’hôpital ?

[…] une sorte d’identité en soi, d’univers en réduction, fermé sur lui-même, ripoliné et fini, du service d’obstétrique à la morgue, offrant comme en raccourci (ou en condensé) les successifs états de la machine humaine de la naissance à l’agonie en passant par toutes les déviations et anomalies possibles jusqu’à sa définitive corruption.

III. La « chose », le « cela », le « quelque chose »

Cela dit, l’étonnement, cette attitude de l’enfance dont j’ai parlé au début, continue de caractériser le rapport au monde de l’adulte qu’est devenu le narrateur, et je voudrais maintenant, pour terminer, le montrer à l’occasion de deux épisodes parmi d’autres, de ce récit, où le narrateur est mis en face, ou plutôt au contact d’une présence qui n’est plus celle des hommes sous le poids de leur destinée, mais celle du monde lui-même, du réel sans les hommes pourrait-on dire, d’un réel qui peut porter lui aussi la marque du temps et de la nécessité de la perte, mais qui peut apparaître sous le signe de sa puissance cosmique.
Alors le narrateur fait l’expérience « de la chair du monde » pour employer l’expression de la phénoménologie, expérience que je crois une fois encore d’essence poétique puisque tout se passe comme si la chair du monde attendait du poème (comme ailleurs de toute autre création de l’art) la parole qui la révèle et la fait accéder à l’être. C’est pourquoi l’écriture de Simon est alors la plus dynamique, la plus riche en souffle, en périodes et en images.
Voyez par exemple l’épisode que Simon appelle « la nuit magique », le souvenir d’une nuit passée en mer au fond d’une barque de pêche, nuit au cours de laquelle il « sent », c’est son mot, et il est fort, ce qu’il nomme « la chose puissante » qui soulevait avec douceur la grosse barque puis l’accueillait mollement comme dans un berceau liquide puis montait de nouveau.
Puissance d’autant plus sensible qu’elle contraste avec le pied d’un marin tout près du visage du narrateur, pied, précise-t-il lui-même, « d’une telle présence quoique furtive qu’il semblait appartenir à quelque divinité marine ».

Plus significative encore est la perception du réel qu’autorise l’approche d’un continent au terme d’un long voyage en avion, car ce qui se donne à la vue de celui qui domine cette apparition, c’est le monde à l’état naissant, avant toute parole, toute interprétation, le monde comme un « cela » qui s’avance, « sorte de plaque ou plutôt de croûte dérivant lentement à la surface du globe terresre ».
Il est comme jeté « devant la chose même », et l’évocation de cette rencontre suscite une création poétique, dans laquelle les images s’enchaînent et s’emboîtent, pour dire la pure « majesté cosmique de la matière livrée à ses seules lois » :

[…] Comme si on avait le privilège d’assister des milliards d’années plus tôt à cette lente dérive de continents à la rencontre – ou s’écartant – les uns des autres, croûte non pas plate mais semble-t-il, concave, épousant la rotondité du globe, comme moulée sur lui, comme si, doré par le soleil et apparemment désert, un fragment de son écorce était surpris dans son irrépressible errance, avec ses plaines, ses montagnes, ses rivières, ses forêts, vierge d’habitants, superbe, inquiétant, empreint de cette majesté pour ainsi dire cosmique de la matière livrée à ses seules lois, s’attirant, se repoussant ou se fracassant dans une sauvage et majestueuse lenteur.

Ainsi, c’est souvent un élément du réel, un détail visuel ou auditif dont la présence insolite signale un au-delà de lui-même, qui le déborde ou l’englobe, dans une totalité immense, une pure présence du monde : à lui seul, ce détail peut remplir un paragraphe isolé, qui existe alors comme poème :

et les jours de vent, comme si quelqu’un essayait de le forcer, le rêche raclement contre le grillage de la fenêtre de l’extrémité d’une branche du dernier de la rangée de ces arbres un peu sinistres, moitié cyprès, moitié cèdres, qui, le long du mur d’enceinte, abritaient le jardin.

Pour conclure

« L’être, écrit Merleau-Ponty, est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience. »
Telle est la fonction de l’art : nous faire entrer, par la contemplation active de l’œuvre, dans l’expérience du monde. Et dans ses Notes de cours sur Claude Simon, on trouve cette précision : « C’est l’art et non la pensée qui enseigne cela, parce que par les mots il fait voir et non penser. »
Et il est bien vrai que la philosophie est tout sauf la préoccupation première de Claude Simon. De son lit d’hôpital à partir duquel le narrateur immobile voit et se souvient, ce qu’il fait voir, c’est le lent passage du temps, de l’origine à la fin, de l’agitation à l’immobilité, lent passage interrompu pourrait-on dire par ces expériences privilégiées où soudain l’être du monde se manifeste sous le mode de ce quelque chose, ce cela, dont l’écriture n’a rien de plus à dire, rien à penser en fait, rien à faire, qu’à nommer la présence.
Comme s’il s’agissait simplement de céder à la « poussée » irrépressible de ce qui se donne là du monde ; et l’on sait aussi que c’est cette nature irrépressible dont cependant aucune interprétation ne peut rendre compte, que Simon désigne comme la source de sa mélancolie, comme il l’explique, un peu par provocation, au journaliste du Jardin des Plantes.
Certes, le trajet montre le déclin de toute chose vers sa fin, dans ce qu’elle a de plus cruel, parfois de plus horrible ou sanglant, comme l’évocation, et les traces encore visibles des deux guerres du siècle. Et il n’est pas surprenant que le livre, que ce récit d’un roman familial, s’achève ou plutôt se fige, dans la présentation d’un cliché fané, cette photographie « au papier jaunâtre constellé ici et là de petites taches de moisi brun clair », où figurent les effigies des êtres qui l’ont constitué, à commencer par la mère du narrateur, et par son père qu’il n’a jamais connu.
Fin de partie, pourrait-on dire, puisque le décor de la photo composé par le photographe d’alors comme un tableau artificiel et convenu, c’est le « petit salon de verdure » aménagé près du court de tennis…
Cependant qu’un autre décor lui succède, deux pages et demie plus loin, et c’est la dernière page, la dernière image du livre : après l’évocation des fruits, des odeurs, des couleurs du jardin au temps de la vendange, c’est la présence, d’abord surplombante avant de s’affaler, « s’affalant lentement », dit le texte, d’un voile de poussière qui existe bien autrement que par ce qui l’explique concrètement, c’est-à-dire par le passage d’une voiture ou d’une charrette sur l’allée.
Ce qui dit de quoi ce voile est le signe, c’est la succession des images qui le font exister en vérité au regard de celui qui le contemple, c’est-à-dire comme signe concret d’une fin du monde que dénie pourtant la puissance de régénération dont témoignent les fruits évoqués plus haut.
Et ces images sont celle d’abord d’une agonie indéfinissable, et pourtant sensible : « Comme si quelque chose de plus que l’été n’en finissait pas d’agoniser dans l’étouffante immobilité de l’air » ; puis celle du linceul : « s’affalant lentement, recouvrant d’un uniforme linceul [toute chose] sous une impalpable couche de cendres, l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire ».
Je précise que le relevé artificiel de ces images passe à côté du « geste », pour reprendre le mot de Sartre cité tout au début, par lequel la longue phrase les met en scène et les fait exister comme coprésence du monde et de l’écrivain qui le nomme.
Je me dis que ces images d’affalement et de chute sur le jardin, comme aussi bien ce travail de la mémoire, témoignent pour ces « idées qui descendent sur le monde qui n’en a pas conscience » et sur les êtres que le temps entraîne, dont parle la phrase prémonitoire de Maurice Merleau-Ponty.

28 janvier 2014
T T+

[1Cette communication a été prononcée en décembre 2013 à Carcassonne, dans la maison Joë Bousquet, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition Claude Simon-Photographies / Écriture et image organisée par le Centre Joë Bousquet et son temps à l’occasion du centenaire de la naissance de Claude Simon.
Elle faisait suite à celle d’Octobre, Claude Simon et les peintres, au Musée d’Art Moderne de Céret dont dont Serge Bonnery rend compte ici.
De nombreuses manifestations ont marqué en 2013 ce centenaire : en particulier celle qui s’est tenue d’octobre à janvier derniers à Beaubourg, L’inépuisable chaos du monde.

Rappelons que la très belle et riche exposition de Carcassonne se poursuit jusqu’au 8 mars.

[2Ces notes ont été en particulier reproduites en fac similé et retranscrites dans le numéro 6 de la belle revue Génésis , en juillet 1994.