(9) Hôpital Y (première visite)

On mange un sandwich dans la voiture. Un grand parc àtrente kilomètres de Paris. Au centre, un bâtiment aveugle (toutes les fenêtres, toutes les portes sont murées). Autour, d’autre bâtiments. Cinq en tout. Un hôpital pour personnes âgées. 900 lits. Autrefois, il y en avait 1800. Beaucoup sont sous tutelle. Comment obtenir leur consentement pour qu’ils participent àce projet d’écriture ? La question n’est pas simplement juridique, mais aussi et surtout éthique. Un médecin prévoit cette ligne de partage : a minima, aucun usage commercial ne devra être réalisé avec les textes des patients. Je m’engage àne pas les publier dans mon « livre  » (cet objet futur, potentiel, hypothétique, embryonnaire). Je travaille àpartir d’intuitions. De chiffres qui me dépassent. Me séparer de 100 carnets. Inventer un nouveau mot avec 10 000 personnes. Faire écrire 1000 patients sur leur adolescence. C’est le concept (dans sa dimension enfantine) qui me plaît. Les autres me prennent paradoxalement au sérieux. J’exécute leur jeu sans savoir où je mets les pieds. L’hôpital a prévu un Conseil des aînés. Dans chaque bâtiment, un patient est le représentant des autres. « Il est très difficile de les avoir tous ensemble.  » On est au cÅ“ur des contradictions. Rester citoyen. Perdre la tête. L’avenir d’un pays se joue dans ces hôpitaux (en partie). Un patient était couturier. Depuis quelque temps, il dessine des blouses pour l’AP-HP. Il espère que le personnel soignant portera ses vêtements en 2015. Cette histoire m’émeut. Dans une salle, un peu plus loin, il y aurait un piano àqueue (j’aimerais y organiser des concerts littéraires). On ne peut pas me la montrer. Il faudrait trouver la clef. Des bassines auraient été posées un peu partout dans la salle. Car il y aurait des fuites. Ai-je bien compris ? Mes notes sont illisibles. Ma mémoire, deux ou trois semaines après la visite, a créé des trous. Dans le hall, au rez-de-chaussée, un panneau indique fièrement (au-dessus de la double porte) : « ATELIER MEMOIRE  ». Une femme propose d’aller au chevet des patients pour écrire leur autobiographie. Un travail de fourmi. De dentelle. Elle a bénéficié d’un entraînement : « J’ai suivi des cours de neurologie. Parfois, il faut attendre trente minutes pour que la personne comprenne la question.  » Il faut être patient. « Je ne crois pas qu’ils sont déments  » conclut un jeune homme. Je vois une femme en fauteuil roulant, la jambe gauche particulièrement maigre. Une autre propose de l’art-thérapie. L’ensemble des bâtiments ressemble àun bateau fantôme. « Cet homme était professeur de français.  » Il ouvre la bouche. Je n’entends pas. Dehors, il pleut.

25 février 2014
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