« Qu’est-ce que ça peut bien être, un roman ?  », Nicole Caligaris

Dernier livre paru : L’Expérience D avec Pierre Le Pilloüer (L’Arbre àparoles, 2013).
POINT N, le site de Nicole Caligaris.
Nicole Caligaris sur remue.


 

Écrire un roman : cette forme s’impose-t-elle àvous ou est-ce une décision prise pour tel livre ? ou une fois pour toutes ?
J’imagine un praticable, un terrain de jeu, je ne pense àrien d’autre.


Que demandez-vous àun roman en tant que lecteur ? En tant qu’auteur ? Sont-ce les mêmes choses ?
Lectrice :
Puissance, énigme, composition, dimension verticale.
Auteur :
Le Roi dit Nous voulons.


Dans vos lectures, y a-t-il surtout des romans ou trouvez-vous votre « nourriture  » plutôt ou autant dans d’autres genres de livres – et si tel est le cas, lesquels ?
Anthropologie. Histoire.


Que privilégiez-vous dans l’écriture d’un roman ? Une action, des personnages, une forme, un point de vue ?
La composition, la musique.


Écrire un roman au XXIe siècle vous semble-t-il difficile ou évident ? En d’autres termes, la forme du roman vous paraît-elle dépassée ainsi qu’on l’entend souvent ?
Qu’est-ce que ça peut bien être, un roman ?

« Roman  », c’est l’étiquette posée sur le bon dossier dans lequel on a pu glisser, fà»t-ce au chausse-pied, un manuscrit qui se verra moins difficilement recevoir l’exeat de l’éditeur, le satisfecit de son équipe commerciale, le te absolvo du libraire dont il va venir encombrer quelques centimètres carrés d’une table judicieusement surplombée de sa signalétique àla ligne claire.
Cette irritante situation, je l’aurais naïvement imputée àun de ces sales usages de notre époque gouvernée par le marketing. Seulement, voilàque je tombe sur mon propre agacement, daté de 1910, sous la plume de l’immense Victor Segalen, remonté contre « l’appareil du roman de 300 pages, couvert de jaune et vendu au prix réel de 3 frs. Le roman possède une justification de tirage, une dédicace et un récit. Un récit, surtout !  » [1].
Le problème avec le roman, c’est qu’il fait loi.
Et particulièrement loi commerciale.
Un format, une place prête dans ce qu’il est convenu de nommer élégamment « la chaîne du livre  », un récit, « un récit, surtout !  ». Mais un récit confortable, c’est-à-dire reconnaissable, semblable aux formes déjàfamilières du récit, et àcouverture jaune, autrement dit vendu d’avance.
La claque littéraire, administrée par Segalen, c’est Le Fils du ciel, roman qui ré-ensemence le genre, avec un récit, magnifique, dont la forme ne ressemble àrien de ce qui était familier aux lecteurs de son temps.
Tant que nous ne saurons pas répondre àla question de la définition, tant que des obstinés s’acharneront àproduire et àdéfendre des ouvrages non conformes au modèle usiné pour « la chaîne du livre  », la littérature, sous le nom de roman ou autre, n’importe, aura ses chances de vitalité.
La véritable réponse àcette question d’obsolescence est tirée d’une bande magnétique datée de 1948, et c’est John Cage qui la prononce, sous la forme d’une conférence qu’il appelle « confession  » :
« Je pense que l’histoire du prétendu perfectionnement de nos instruments de musique est celle d’un déclin plutôt que d’un progrès. […]
Compte tenu de ces convictions, je suis franchement embarrassé d’avoir passé la majeure partie de ma vie de musicien àla recherche de nouveaux matériaux. Leur importance tient, je crois, àce qu’ils représentent dans notre culture : le désir incessant d’explorer l’inconnu. Celui-ci enflamme nos cÅ“urs tant qu’il ne nous est pas révélé. Une fois connu, la flamme s’éteint peu àpeu et ne se ravive qu’àla pensée d’un domaine encore insondé. Ce désir trouve son expression dans les nouveaux matériaux, car notre culture aspire non pas àla paix intérieure de l’esprit mais projette sempiternellement ses espoirs sur des choses susceptibles d’assouvir les désirs d’accomplissement de chacun
 [2].  »




N.C.


13 mars 2014
T T+

[1« Sur une nouvelle forme de roman ou un nouveau contenu de l’essai  », Victor Segalen, Chang-Haï, 3 février 1910, inédit, joint en annexe I àHenri Bouiller, Victor Segalen, Mercure de France, 1961, pp. 563-564.

[2John Cage, Confessions d’un compositeur, 1948, trad. Élise Patton, Allia, 2013.