Sentir le grisou, de Georges Didi-Huberman

Plus les livres de Didi-Huberman s’ajoutent les uns aux autres, plus il apparaît qu’il n’a pour ainsi dire qu’un seul « objet » ou « sujet » de recherche, je veux parler du temps. Objet singulier certes, insaisissable, supportant plusieurs définitions, parfois contradictoires, comme peuvent l’être des forces qui tireraient dans des sens opposés. Rien de plus vague que le temps, et même si l’on précise que le temps est non seulement l’objet de l’historien mais encore le matériau privilégié de l’artiste, il faut convenir que l’on n’a pas encore dit grand-chose. Peut-on simplement vivre sans organiser le temps, sans le façonner, sans le bricoler, approche relativement extérieure du phénomène ; mais aussi sans l’incarner, sans l’habiter, sans l’ingérer et l’engendrer ? Serions-nous donc tous des artistes du temps ou bien devrions-nous réserver cette appellation à ceux qui savent le mettre en perspective ou le réinventer ?
Sous un titre à la fois intemporel et impersonnel, Sentir le grisou, Didi-Huberman apparie le temps à une matière subtile, aérienne, qui fait clin d’œil à une expression : l’air du temps. Respirer l’air du temps, saisir ce qui fait sa spécificité, ce qui caractérise le présent ; voire pressentir l’avenir, le deviner, deviner le danger, la catastrophe, fût-ce en regard de ce qui est arrivé, de ce qu’hier nous lègue ou nous enseigne, nous invite à penser, imaginer : voilà une tâche apparemment plus délicate, qui plus est si l’on rappelle que c’est comme déclenchée par l’affect de la peur - peut-être le pressentiment de la mort - que la pensée du temps entre en mouvement, oserais-je dire prend vie.

I - De la nature du temps

Il y a un double problème ou un double écueil qui touche à cette question du temps : d’une part, il risque de nous échapper en raison de sa démesure et de son immatérialité ; d’autre part, on risque de le réduire à ce qu’on en ressent. En effet, d’un côté c’est un air, une étendue invisible - Didi-Huberman utilise la métaphore du gaz, éminemment porteuse de danger ; d’un autre c’est un sentiment, un pur sentir interne, centre de douleur ou d’extase qui irradie et colore le perçu, teinte le monde de sa couleur ou l’imprègne de son odeur. Prendre la mesure du temps, de sa nature double - et encore je ne parle là que du présent - exigerait donc de mettre en relation ce point intérieur où s’origine le ressenti avec un dehors sans limite, comme si des fils reliaient notre foie au grand parachute du ciel ouvert au-dessus de notre tête.
D’un point de vue diachronique on retrouve la même difficulté, plus en rapport avec ce souci de deviner le futur comme de se mettre à l’écoute du passé, laquelle pour être surmontée obligerait à articuler des durées a priori hétérogènes : un passé oublié ou occulté et un futur imprévisible. L’angle sous lequel Didi-Huberman aborde le temps n’est pas tant celui d’une expérience extatique que celui d’un arrachement des paupières qui ferait voir ce que jusque là on ne voyait pas : vision lucide ou extra-lucide, découvrant par exemple une catastrophe sociale derrière un accident minier (la situation industrielle de Saint-Etienne telle que l’évoque l’auteur dans les années 70), plus gravement l’existence d’un génocide sous l’affrontement de plusieurs puissances rivales (celui des Juifs longtemps occulté par l’opposition des occidentaux aux fascistes et aux bolcheviques ; celui des Arméniens marginalisé par la guerre qui opposa l’Empire ottoman à la Russie). [1] Comment une telle redécouverte peut-elle devenir possible, pourquoi ce qui hier encore n’était pas visible éclate aujourd’hui sous une lumière suffisamment crue pour qu’elle soit indéniable ? Didi-Huberman le dit de manière plus ou moins explicite quand il entreprend d’expliquer pourquoi c’est aujourd’hui et non hier qu’il « relie » certains souvenirs d’enfance à la lente agonie de la région qu’il habita. « Comme si, pour comprendre notre propre passé, il fallait savoir reconfigurer le présent par un remontage anachronique fondant sur l’Autrefois son propre souci quant à l’Avenir, ce savoir particulier inhérent à l’acte de sentir le danger ». [2]
Ce n’est pas seulement les pièces du puzzle qui s’agencent autrement, en vertu d’une inquiétude présente ou du simple fait de revisiter son passé au gré d’une mémoire capricieuse. C’est poussé par une inquiétude touchant à l’avenir que l’activité de la mémoire se trouve sollicitée, comme si ce qu’on ne voyait pas encore, mais qu’on pressentait quand même, infiltrait le passé pour le redistribuer dans une autre perspective. L’auteur parle du gaz qui vient du plus profond des galeries des mines provoquant des explosions mortelles, on pourrait penser à une taupe qui viendrait de l’avenir pour nous avertir, nous dire qu’on fait fausse route et que le drapeau qu’on agite en vue de guider nos troupes est mité. Evidemment, dès qu’on aborde cette question du déchiffrement de l’avenir sous une perspective collective, on se heurte à la figure largement discréditée du prophète. C’est un fait que les prophètes d’aujourd’hui se contentent le plus souvent de dénoncer ce qui ne va pas, sans pour autant indiquer une voie frayable, privilège peut-être réservé à certains artistes, sous couvert de fiction ou de licence poétique.
Ce qui me semble digne d’intérêt dans la réflexion que conduit l’historien des images, indépendamment de savoir ce qu’on critique et ce qu’on valorise relativement au passé ou au présent, c’est la nature de cette opération qui convertit l’invisible en visible, puis le visible en lisible, si l’on veut bien désigner par là un gain de compréhension, une sorte de mise en perspective ouvrant l’avenir. Cependant, si un remaniement du passé est en mesure d’éclairer l’avenir, ce n’est pas en premier lieu en vertu d’une connaissance ou d’un savoir (celui de l’historien par exemple), c’est, me semble-t-il, en vertu d’une affection, qu’on peut appeler danger, même si elle pourrait revêtir d’autres formes. En vertu d’une force ou d’un complexe de forces qui rappelle une image, un souvenir, un bloc de mémoire, pour le projeter dans le présent de sorte qu’il étonne et détonne, et même encore détone (si l’on me passe ce jeu de mots). Figure de la nouveauté qui emprunte quelque chose au passé, qui l’ébranle, non pas pour le plaisir de faire progresser la connaissance - même si ça peut être là une conséquence heureuse de ce chamboulement - mais pour faire place, pour agrandir l’espace, accueillir le nouveau quand le présent se meurt à force d’être sans horizon.

II - Quand l’historien se fait artiste et réciproquement

Pour dire les choses aussi simplement que possible, je ne trouverais pas de plaisir à lire Georges Didi-Huberman s’il ne charmait pas mon oreille. Bien sûr, il y a des images qui saisissent, comme celle de ces oiseaux que les mineurs emportaient avec eux dans les galeries souterraines pour surveiller leur plumage qui frémissait à l’approche du péril, c’est-à-dire du grisou. Mais c’est essentiellement une fluidité, un rapport au temps justement, une respiration, une coulée, un rythme conféré à la phrase, qui anime le texte, la voix, qui fait que la lecture se déroule sans forcer, synchrone qu’elle est avec ce qu’elle découvre, unie à ce qui se passe comme l’est un corps et son milieu quand il vit ou reprend vie. C’est un fait que ce texte a fait l’objet d’une conférence, d’une oralisation donc, et que son écriture porte la marque de ce projet, de ce destin aérien, même s’il a été par la suite remanié. Mais plus fondamentalement, c’est à une sorte de simplicité et de naturel que tient le bonheur de cette écriture (naturel n’excluant pas le travail), laquelle s’autorise une certaine proximité ou intimité avec son lecteur, une mise en scène de l’auteur aux allures de confidence, d’allusions à son passé, à son histoire familiale et à ce qui a forgé sa sensibilité. Artiste, je l’entends essentiellement en tant qu’être sensible. A cet égard nous sommes tous potentiellement artistes, à condition de ne pas entraver le mouvement de nos émotions dont nos pensées sont tributaires, à condition aussi de donner forme à ce qu’on sent : chant, danse, sculpture ou musique ; c’est de tout cela qu’il est question quand on dit « art », de donner vie à un corps ou de donner corps à une pulsion. Voilà pour l’écrivain, l’intellectuel qui n’a pas oublié je ne dirais pas tant d’écrire que de sentir, ceci conditionnant cela.

Dans ce livre, Sentir le grisou, Didi-Huberman s’appuie essentiellement sur Pasolini, le réalisateur de La rabbia, « montage poético-documentaire sur l’état du monde contemporain » [3], réalisé au début des années 60 à partir d’archives d’un ciné-journal italien. On comprendra aisément qu’un historien soit sensible à un film d’archives, mais plus encore qu’aux faits enregistrés c’est à leur traitement poétique que Didi-Huberman s’intéresse, à la manière dont un artiste, Pasolini en l’occurrence, détourne le geste journalistique pour lui redonner une force de subversion, une « rage poétique ». Qui dit journalisme, dit généralement objectivité, neutralité. On sait que ces notions prêtent à caution et que l’histoire s’écrit toujours d’un certain point de vue, dussions-nous manquer de recul pour voir à quel point ce qu’on tient pour de l’information objective relève de la propagande. Ce recul, Pasolini l’adopte. Avec lui, le traitement de l’actualité devient polémique, mais sans rien renier de la teneur poétique que peut véhiculer le réel enregistré par une caméra (rapport à la beauté, à l’étonnement, à l’indignation, à la pensée critique, etc.). La singularité d’un montage démystifie le « réel » d’une actualité quotidienne, livrée mécaniquement, sans « pathos » afin, soi disant, de rester au plus près de ce qui est. La mort serait donc neutre, la souffrance, neutre également le fait de consommer, de regarder la télé, de travailler dans une mine ou de donner des ordres, d’applaudir, etc. Reprendre d’anciennes images pour les donner à voir dans un ordre différent, c’est exactement reconfigurer le passé non seulement pour éclairer le présent ou dénoncer son hypocrisie, mais pour préparer l’avenir, le faire voir : vision d’effroi ou hallucination heureuse. Dynamiter hier pour que demain surgisse autrement, imaginer demain pour se donner les moyens de relire hier et lui redonner force de vie, loin des clichés ou d’un sentiment de déjà-vu. Si le passé tel qu’on le pense nous empêche d’avancer, le meilleur moyen de s’en affranchir ne consiste pas à le rayer d’un trait (il persiste dans les mémoires et continue de hanter les corps). Il faudrait plutôt le réinventer à partir de la vision que l’avenir nous révèle quand on se place sous son aile ou dans son axe (on serait alors porté par un vent brûlant). Non pas qu’il s’agisse de lui faire dire n’importe quoi, bien au contraire, c’est en quête d’une vérité enfermée ou occultée par une actualité aveuglante à force d’être omniprésente qu’on se mettrait, processus impliquant une durée, une bataille et non une illumination ou une conversion définitives, immédiates.
Parler au sujet de La rabbia d’un « essai poétique » semble préférable à l’appellation de « documentaire de création » qu’on utilise de nos jours, ne serait-ce qu’en vertu de ce que ce terme d’ « essai » a de fragile, d’inachevé et d’incomplet. Version possible d’un monde qui reste assujetti au multiple et au virtuel. Qu’une œuvre d’art attaque ou mine l’acception unaire qu’on se fait de la réalité, qu’elle la relativise en en dénonçant l’artifice et l’arbitraire, voire le mensonge intentionnel, quoi de plus fascinant, de plus ambitieux pour l’artiste ; quoi de plus déstabilisant pour l’historien, de plus excitant aussi, s’il prend à son compte le fait que son travail a également maille à partir avec l’art et qu’il est lui aussi en puissance de reconfigurer le passé pour ouvrir de nouveaux horizons. C’est un fait — même s’il est difficilement observable (ne serait-ce alors qu’une conviction ?) — que cette exaltation et cette fécondité du cinéaste comme de l’historien ou du philosophe (qu’importe les titres) se paient d’une inquiétude. Le présent ne nous laisse pas en paix, il ne se laisse pas habiter facilement, au travail du mineur qui creuse en vue d’extraire l’or de la terre correspond - la maladie et la mort en moins (encore que, si l’on pense à Pasolini...) - le travail de l’écrivain, lequel creuse à sa manière un sillon en vue de féconder le présent, petite graine de rage ou d’amour (le gros mot) vouée à croître dans l’ombre jusqu’à ce que le présent se soulève et dégorge d’autres vérités que celles dont on nous avait jusque là abreuvé.

*

En regardant La rabbia, il semble clair que ce film est de Pasolini - et pourtant il n’en a pas filmé une seule image. Son style s’impose néanmoins, en vertu de l’intelligence du montage, de ses rythmes, des voix qu’il utilise (une voix vive, relativement triviale et volontiers railleuse pour la prose ; une autre plus douce et alanguie pour la poésie, l’ensemble des textes qu’on entend étant écrit par le réalisateur écrivain). La musique joue également un rôle, les voix chantées, sorte de vague chariant les images et révélant leur fond archaïque ou antique, leur fond d’éternité. Puissance de la bande-son donc, et particulièrement de la voix off. On en a peu conscience, mais rien de tel qu’un commentaire pour tuer l’image. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la « préface » qui accompagne le film dans le DVD (MK2 éditions) : on y voit certaines images de La rabbia doublées par un commentaire journalistique qui se veut éclairant mais qui a pour effet d’interdire l’accès aux images. Elles ne font plus alors qu’illustrer un propos qui s’en passerait aisément. Tout le contraire du film de Pasolini où la voix questionne l’image, qu’elle s’en approche ou s’en détourne, la pénètre, la hante pour l’emporter ailleurs sans jamais en fixer le sens ou en paralyser le mouvement. Tout le contraire d’un cinéma de propagande donc (quoi qu’en ait pensé le producteur du film qui exigea qu’un autre montage accompagne celui de Pasolini pour contrebalancer son point de vue), puisqu’au-delà de ce qu’il dénonce - l’injustice et la guerre pour l’essentiel, mais aussi le ridicule des cérémonies de pouvoir - ce film nous projette au-delà de l’actualité, du documentaire, de l’idéologie et peut-être même du temps, en vertu d’un rapport au tragique et à la beauté qui compose, fait remarquable, avec l’humour et le jeu, avec l’enfance, avec l’enfant qui joue auquel fait écho celui qui gît en pleine rue, quelque part sous la mitraille de la haine et de l’absurdité, de la bêtise. Fatalité sans cesse à défaire, liberté toujours à revendiquer.

29 mars 2014
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[1Didi-Huberman, Sentir le grisou, Les Editions de Minuit, 2014, p 13-14

[2ibid., p 21

[3ibid., p 34