Parler dans Hiroshima mon amour, par Cécile Wajsbrot

Marguerite Duras est née le 4 avril 1914 àGia Dinh dans la banlieue nord de Saigon, fille de Marguerite Donnadieu née Legrand, institutrice, et d’Émile Donnadieu, professeur de mathématiques. Elle aurait eu cent ans aujourd’hui.

Plus les années passent, plus son œuvre fait écho, c’est le propre des œuvres ouvertes que d’y accueillir les temps àvenir. Hiroshima mon amour, scénario et dialogues, a été écrit en 1958, une commande d’Alain Resnais qui le tourna en 1959, avec Emmanuelle Riva et Eiji Okada.

Voici ce qu’en disait Marguerite Duras dans un entretien radiophonique de 1969 : « Dans Hiroshima mon amour j’ai voulu imposer l’impossibilité d’accrocher, d’amarrer àl’événement d’Hiroshima, àla catastrophe fantastique que représente Hiroshima, une affabulation quelconque. Quand je fais dire au début ‘‘Tu n’as rien vu àHiroshima’’, cela voulait dire, pour moi, ‘‘tu ne verras jamais rien, tu n’écriras rien, tu ne pourras jamais rien dire sur l’événement’’. C’est vraiment àpartir de l’impuissance dans laquelle j’étais de parler de la chose que j’ai fait le film [1].  »

À lire ou relire aujourd’hui Hiroshima mon amour, on voit la façon dont Marguerite Duras fait des questions sur la littérature, sur l’histoire (on est en pleine guerre d’Algérie), le moteur de ses fictions, lesquelles ne répondent pas aux questions mais les formulent. Ainsi de la possibilité d’un récit de la catastrophe, et d’un récit d’après. Les dialogues entre les deux amants, Elle et Lui, en retraversant l’histoire d’amour entre Elle et le soldat allemand, demandent : comment la parole recueille-t-elle la catastrophe ? comment recueille-t-elle l’amour ? Marguerite Duras avait compris la nécessité de les réunir dans une question commune : et en quelle(s) langue(s) ? C’est là-dessus que revient Cécile Wajsbrot.
DD

Hommage de François Bon.
Dossier Marguerite Duras sur remue.
Chantier Hiroshima mon amour sur le site de Sébastien Rongier.


 

Hiroshima mon amour - Marguerite Duras et 1960. La scène se passe àHiroshima, et dans ce script du film d’Alain Resnais, il s’agit d’un dialogue entre Elle et Lui, elle étant française et lui, japonais. La première notation d’une différence entre eux concerne la nationalité.
« Elle : - Tu es complètement japonais ou tu n’es pas complètement japonais.
Lui : - Complètement. Je suis japonais.  »
Cette différence étant établie, l’étonnement survient.
« Elle : - Tu parles bien le français.
Lui : - N’est-ce pas ? Je suis content que tu remarques enfin que je parle bien le français.  »
Puis il ajoute : « Moi je n’avais pas remarqué que tu ne parlais pas le japonais.  »
Bien sà»r, s’agissant du film d’Alain Resnais, le Japonais est caractérisé d’emblée comme japonais par son physique et par l’accent avec lequel il parle français. Mais àla lecture, le texte écrit de Duras, les mots qu’elle lui fait dire ne le laissent en rien deviner. La remarque concernant la langue ne survient que dans la troisième partie du scénario, àla fin du premier tiers environ, d’où l’utilisation de ce mot, enfin, clin d’œil tout autant adressé par l’auteur àson lecteur, humour souligné par la suite de la réplique, « Moi je n’avais pas remarqué que tu ne parlais pas le japonais  ».
Au-delàde l’absurdité apparente du dialogue ou du sourire qu’il suppose, Duras semble dire qu’au-delàdes langues, il existe un langage commun entre ces deux êtres, une communion de l’amour et des corps qui n’a pas besoin de mots pour s’exprimer. Le fait de parler français ou japonais n’a pas tant d’importance. La rencontre dont il s’agit est avant tout une rencontre des sens. Le texte continue pourtant d’être parsemé de notations qui renvoient àla différence de nationalité, sinon de langue, entre les deux amants. Elle joue dans un film.
« Lui : - C’est un film français ?
Elle : - Non. International. Sur la paix.  »
International mais sans plus de précision. C’est-à-dire que le film n’est pas seulement français. Et si on admet qu’il s’agit d’une mise en abyme, d’une allusion au film que nous regardons, au texte que nous lisons, international pourrait signifier franco-japonais. Puis, une dizaine de pages plus loin, tandis qu’Elle raconte l’histoire qui s’est déroulée àNevers, Lui l’interroge :
« Lui : - Il était français l’homme que tu as aimé pendant la guerre.
Elle : - Non… il n’était pas français.  »
La question et la réponse, vague, mais qui reprend autrement la signification du mot international, c’est-à-dire non français (ou non exclusivement français), ouvrent la possibilité de l’identification, de la confusion entre l’amant d’Hiroshima et celui de Nevers. L’un et l’autre ne sont pas français, l’un et l’autre sont non français, et appartiennent àdes pays qui furent en guerre contre le camp dans lequel se trouvait la France et qui ont en commun d’avoir été vaincus dans cette guerre.
« Lui : - Tu cries quoi ?
Elle : - Ton nom allemand.  »
Ce pourrait être le même homme, la même histoire qui se poursuit en revêtant des visages différents, d’autres noms. Plus tard, Elle dira : « Hiroshima, c’est ton nom  », ayant ainsi reconnu l’identité de cet amour éphémère, ne pouvant le nommer qu’après l’avoir connu – c’est ce que dit Platon dans le Cratyle, il faut connaître l’essence d’une chose pour la nommer, l’essence de quelqu’un pour pouvoir le nommer, et en ce sens, le nom d’un personnage de roman ne devrait être en effet livré qu’àla fin du roman, une fois son histoire et son être connus. Le « nom allemand  » est devenu « Hiroshima  », c’est bien le même monde, celui qui se relève àpeine des ruines d’une guerre qui n’a pu se terminer que dans la désintégration, aspirant àla paix, àl’amour – dans une tension vers l’impossible – le Never. La tour de Babel s’est écroulée dans l’effondrement général et une confusion des langues s’ensuit. Lorsque les deux amants se quittent, dans la gare où – dans le film – se réverbère l’écho des annonces de destinations et le nom de la ville où ils sont, Hiroshima, dans la gare ou au bar de l’hôtel, le français est abandonné – c’était la langue de la communication mais maintenant que la communication est coupée, qu’Elle doit repartir en France, le français n’a plus lieu d’être ni entre eux ni au-dehors. La langue n’était qu’une île, un îlot fragile que les vagues de la rupture viennent submerger. Un autre Japonais approche, s’adresse àElle en anglais mais Elle ne répond pas, incapable d’accepter une autre langue que le français, non parce qu’elle ne comprendrait pas (dans le film elle hoche la tête, signifiant qu’elle sait ce qu’il lui demande) mais parce que l’impasse absolue dans laquelle Elle se trouve – impossible de faire ce qu’elle fait et impossible de faire autrement, la séparation est un arrachement, comme elle le fut avec celui qui portait un nom allemand – la laisse pétrifiée, sans mot, sans voix. Quant àLui, il s’adresse àla vieille femme qui les sépare dans la salle d’attente de la gare en japonais, abandonnant lui aussi le français, symptôme supplémentaire de la distance entre eux. Chacun revient àsa situation naturelle, en quelque sorte, le Japonais parle japonais avec les gens de son pays, il est chez lui tandis que la Française ne peut parler avec personne car elle était étrangère dans un pays dont elle ne possède pas la langue. Et bien sà»r, les amants ne parlent plus la même langue. Et s’ils y ont encore recours pour les mots ultimes, les derniers mots de leur histoire et du film, c’est pour marquer leur écart, pour se fixer l’un et l’autre dans la distance qui désormais les sépare.
« Elle : - Hiroshima. C’est ton nom.
Lui : - C’est mon nom. Oui. Ton nom àtoi est Nevers. Ne-vers-en-Fran-ce.  »
Nevers, never bien sà»r, jamais, pour ne pas dire Nevermore. Une ville de France, un nom français. Les frontières géographiques, la frontière de la langue sont bien rétablies.


C.W.


Image : Couverture de la traduction en japonais de Hiroshima mon amour (1985, réédition) par Takayuki Kiyooka, romancier, poète, traducteur de Duras et de Rimbaud. Merci àVéronique Perrin.

4 avril 2014
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[1Duras. Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993, collection Quarto, Gallimard, 1997.