5/ LE DIX-SEPT MARS

LA FEMME :

(chuchotant) Il se passe quelque chose. Des manifestations ont lieu à Prishtina... Ils vont nous massacrer.

L’HOMME :

Il fait bon vivre au Kosovo, lorsqu’on ne vit pas au Kosovo. Et ce depuis 1981 jusqu’à aujourd’hui... Je pourrais probablement vivre cent ans, si je ne vivais pas ici. J’avais une amie, son père était policier. Elle venait régulièrement, elle a toujours su ce qui se passait.

LA FEMME :

(chuchotant) Hé, il se passe quelque chose. Des manifestations ont lieu à Prishtina !
Ce sera un vendredi noir... Ils vont nous massacrer.

L’HOMME :

J’ai survécu à un millier de vendredis noirs, à des centaines de jeudis noirs et de samedis, tous prévisibles.
Les gens, sous l’emprise de la peur, commencent à chuchoter...

LA FEMME :

(chuchotant) Ils vont nous égorger, ils vont tous nous égorger... Vendredi le pogrom va commencer...

L’HOMME :

Cela va vraiment arriver. Il y aura un jeudi noir, suivi d’un vendredi noir, suivi d’un samedi noir et il en sera vraiment ainsi. Ils vont débarquer... violer, détruire, fendre des crânes. Beaucoup disparaîtront. Beaucoup périront. Et nous tous, nous qui sommes restés ici, nous vivrons dans une peur constante. Dans la peur que quelqu’un ne frappe à la porte et ne dise...

LA FEMME :

« Bonsoir. »

L’HOMME :

Ce n’est pas qu’on aime tellement le soir...

LA FEMME :

Ce n’est pas qu’il soit particulièrement bon...

L’HOMME :

Je ne me souviens plus n’avoir jamais vécu autrement. Et quand vient le soir, alors c’est pire. Alors c’est la claustrophobie. La claustrophobie permanente. Avec eux, aucun contact, jamais. Aucun échange. Pas même un bonjour. Quant aux nôtres – tu ne peux jamais savoir à qui tu as affaire. Et c’est bien pire encore. Cette paranoïa. Cette tension et cette peur d’un nouveau conflit. La peur que ne se répète ce qui s’est déjà passé.

LA FEMME :

Ce qui s’est passé le dix-sept mars.

L’HOMME :

Le dix-sept mars. En deux mille quatre.

LA FEMME :

En deux mille quatre, lorsqu’ils ont assassiné le petit Joca [1]. Nous connaissions bien Joca (la jeune femme s’interrompt). Je ne peux pas... Je ne peux pas en parler.

L’HOMME :

Joca, c’est le gamin par qui tout a commencé – le dix-sept mars. Il a été blessé devant la maison où nous vivions. Ce jour-là, nous avions de l’électricité, des amis sont venus nous rendre visite... Nous discutions autour d’un café, j’ai ouvert la porte de la terrasse, et je l’ai vu. Le petit Joca. Cinquante mètres plus loin, dans la rue.

LA FEMME :

Le gamin rentrait chez lui.

L’HOMME :

J’ai refermé la porte de la terrasse. Je suis rentré à l’intérieur, je me suis assis à table, le café avait refroidi et nous avons poursuivi notre conversation...

LA FEMME :

Que s’est-il passé ?

L’HOMME :

Effarant, une armada de policiers !

LA FEMME :

Que s’est-il passé ?

L’HOMME :

Il a été abattu.

LA FEMME :

Qui a été abattu ?

L’HOMME :

Ils ont abattu le petit Joca !

LA FEMME :

Ce n’est pas possible ! Nous n’avons rien entendu.

L’HOMME :

Ils l’ont abattu avec un silencieux. C’est comme ça que tout a commencé.

LA FEMME :

D’abord – le meeting. Ensuite, le barrage des routes... Pour le meeting, un voisin s’est raccordé à notre électricité... Il a tiré un câble... Nous avons suivi les débats, depuis la terrasse... ensuite, les Albanais ont fait irruption et ensuite ça a été le début du chaos.

L’HOMME :

C’est la première fois que j’ai un fusil entre les mains. Je porte un automatique, moi – et ce sous le nez des soldats suédois. Ils ne m’ont pas confisqué mon arme. Ce sont eux qui nous les ont données, pour qu’on puisse se défendre.

LA FEMME :

Vous auriez dû voir les mères de famille prendre les armes ! Tout le monde s’affole... Les femmes enceintes partent en courant... Les enfants, au milieu du chaos, hurlent... les mères accourent... les cherchent... s’emparent des fusils... tirent – au hasard, mais avec détermination. On se faufile entre les balles... Nous d’un côté, eux de l’autre... Vingt mille personnes dans la rue !

L’HOMME :

Une femme enceinte a pris son fusil à un soldat suédois.

LA FEMME :

« Tire ! Mais tire, bordel ! Qu’est-ce que t’attends, putain de Suédois à la con ? »

L’HOMME :

Comme lorsqu’au stade tu entends la clameur de la foule...

L’HOMME ET LA FEMME :

(Comme au stade) AAAAAAAAH !

L’HOMME :

C’est l’impression que nous avions. D’être perdus dans la masse.

LA FEMME :

Les Albanais ont repoussé la première ligne...

L’HOMME :

Ils ont repoussé la deuxième.

LA FEMME :

Je ne sais pas où il est.

(Elle regarde l’Homme)

L’HOMME :

Je ne sais pas où elle est.

(Il regarde la Femme)

LA FEMME :

J’ai nettoyé des balles. Oui, j’ai nettoyé des balles. Dans une cave où nous nous étions réfugiés, nous, les femmes et les enfants, là ils m’ont donné une toile de tente remplie de munitions sales, poisseuses... Ils m’ont demandé de les nettoyer.

L’HOMME :

D’accord, mais pourquoi les nettoyer ?

LA FEMME :

Je n’avais jamais vu de balles auparavant, je ne savais pas non plus comment les nettoyer. Voyez-vous, sur une balle – je le sais maintenant – il y a l’ogive, et en dessous se trouve une petite rainure... Eh bien, si elle est encrassée, la balle reste coincée... Et le fusil s’enraye. C’est pourquoi il faut les nettoyer. C’est moi qui les nettoie. Je les nettoie et je pleure. Comme au cinéma.

L’HOMME :

J’ai passé deux nuits avec mon automatique, accroupi dans un champ. Ils m’ont dit de monter la garde, mais pour tout dire, je ne savais pas vraiment ce qu’il fallait garder, ni même comment réagir et tirer en cas d’attaque.

LA FEMME :

À présent, j’aimerais retourner une semaine en arrière. Non pas parce qu’une semaine auparavant tout allait bien, mais pour avoir toute une semaine à me préparer. Pour te prévenir de ce qui t’arriverait et de ce qui t’attendrait... Vendredi noir, vendredi noir...

L’HOMME :

Et ça va vraiment arriver.

LA FEMME :

Et ça pourrait arriver cent fois encore, tu sais bien que tu ne seras jamais prêt. Que tu ne pourras jamais t’y préparer, et que tu seras toujours surpris de n’avoir rien vu venir...

L’HOMME :

(chuchotant) Il se passe quelque chose... ils vont nous massacrer.

LA FEMME :

(chuchotant) Des manifestations ont lieu à Prishtina...

L’HOMME :

(chuchotant) Ils vont nous égorger... ils vont tous nous égorger...

LA FEMME :

Pssssst.

 

7 mai 2014
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[1prononcer Jotsa