Trois écrivains ouvriers

TROIS ÉCRIVAINS OUVRIERS

Un trait commun àtoute la littérature ouvrière et paysanne, c’est le témoignage du déracinement, de l’étrangeté àsoi et àtout l’entour que provoque l’accès àla culture savante. Ce sont des destins d’hommes qui se changent et qui arrivent nulle part : ils sont politiques, grandement, mais ne font pas de grands politiques ; ils écrivent des livres, parfois de grande beauté, mais ne sont reconnus comme écrivains, vraiment, ni de leur vivant ni jusqu’aujourd’hui - et ainsi de suite.
Au XIXe siècle, ce sont beaucoup de mémoires , sa propre vie donnée en exemple d’une libération possible, mais surtout une curiosité du fonctionnement de la société, et avec celle-ci une imagination de ce que pourrait être le monde ; une imagination fiévreuse, sans repos, toujours mobile.

Norbert Truquin

Norbert Truquin, MÉMOIRES ET AVENTURES D’UN PROLÉTAIRE À TRAVERS LA RÉVOLUTION, Préface de Paule Lejeune, Collection Actes et mémoires du peuple, François Maspéro, 1977.

Norbert Truquin est né en juin 1833 àRozières, dans la Somme. Au travail dès l’âge de sept ans, il prend part aux événements de son temps ; il sera jeté en prison après la révolution de 1848, de même en 1870. Il a appris àlire et écrire vers sa trentième année. On ne sait exactement où ni quand il est mort, probablement au Paraguay, certainement après 1887, lieu et date de fin de son manuscrit.

Nous sommes en 1857. Après un temps en Algérie, il revient en France, se trouve àLyon où il travaille comme terrassier, puisatier, tisseur. Il découvre qu’il y a de grands massacres de jeunes filles dans la soierie lyonnaise (les italiques sont dans le texte original).

Je laissai de nouveau le métier de puisatier pour reprendre celui de tisseur ; j’eus de la difficulté àm’embaucher, parce que mes vêtements, ma physionomie me donnaient l’apparence d’un terrassier. Enfin je finis par trouver de l’ouvrage, mais pour un article que j’ignorais complètement et où je réussis néanmoins dès le premier moment.
Cet atelier tenait la nouveauté, ce qui m’obligeait constamment àpasser d’un article àun autre, si bien qu’au bout d’un an je devins un ouvrier passable. L’atelier était situé rue Sainte-Catherine, àla Croix-Rousse, àun troisième étage.
C’était un atelier de six mètres occupé par des jeunes filles qui tissaient le satin. Ces jeunes ouvrières travaillaient, en été, depuis trois heures et demie du matin jusqu’àla nuit ; et en hiver, depuis cinq heures du matin jusqu’àonze heures du soir.
Je demandai àmon patron, avec lequel je m’étais lié, pourquoi ces filles avaient le teint si jaune et la figure si fatiguée. Il m’avoua que presque toutes celles qui sortaient de cette maison prenaient le chemin du cimetière. Sur mon insistance il me fournit volontiers des explications. « Il y a peut-être, me dit-il, sept mille ateliers de ce genre àLyon ; presque tous les patrons sont bigots ; ils vont recruter leurs apprenties dans le Dauphiné, le Bugey et la Savoie ; ils sont porteurs de certificats délivrés par le curé de la paroisse. Munis de ces pièces, ils se présentent chez les curés de campagnes. Le curé leur indique les maisons où ils pourront faire un choix ; ils s’y introduisent àsa recommandation et y sont naturellement bien accueillis ; ils se présentent avec des montres et tout un attirail de breloques, n’oubliant pas de bourrer leurs poches de gros sous. Tout en causant, ils ont soin de laisser comme par mégarde tomber par terre un peu de la mitraille dont ils ont fait provision. Les enfants s’empressent de la ramasser pour la rendre au Monsieur qui, dans sa générosité, l’abandonne aux ramasseurs. Ils racontent que leurs ouvrières ont placé des centaines de francs àla Caisse d’épargne, et que si quelques-unes d’entre elles ne se donnaient au luxe, elles en placeraient bien davantage. Le bruit s’en répand dans la commune et bientôt un essaim de jeunes filles s’enrôlent pour Lyon. Elles s’y placent en apprentissage pour quatre ans, tandis que pour fabriquer du satin ou du taffetas, quatre mois suffiraient.
« Ce sont presque toujours des filles de quinze ans que l’on embauche ; les premiers six mois, on ne leur fait faire que le ménage et les cannettes ; le dimanche matin, on les mène àla messe de six heures, puis on les fait rentrer àl’atelier pour le restant de la journée, parce qu’elles pourraient faire des connaissances et se marier, ce qui ne ferait pas le compte du patron. Ce dernier emploie tous les moyens pour les garder longtemps et en extraire le plus de profit possible. En travaillant dix-sept heures par jour dans des ateliers souvent malsains, où ne pénètrent jamais les rayons bienfaisants du soleil, la moitié de ces jeunes filles deviennent poitrinaires avant la fin de leur apprentissage. Lorsqu’elles se plaignent, on les accuse de faire des grimaces ; on les excite au travail en flattant toujours la plus habile ; enfin, lorsqu’elles ne peuvent plus travailler, on leur fait entendre qu’elles ont peut-être commis des imprudences. On envoie celles qui ont leurs parents àla campagne se rétablir dans leur famille, mais il est souvent trop tard ; la rapacité du patron les a retenues trop longtemps sans soins. Quant àcelles qui n’ont pas de parents ou qui sont trop pauvres, on les expédie àl’hôpital ; elles en sortent rarement vivantes ou, si elles en réchappent, c’est pour rester malades toute leur vie. Leur chambre àcoucher est une soupente généralement sale et infectée de vermine où la poussière des métiers monte continuellement. Pour donner du brillant àla soie, la chimie emploie toutes sortes d’ingrédients : du mercure, de l’arsenic et jusqu’au sublimé corrosif . Ces jeunes filles respirent nuit et jour ces émanations malsaines, et c’est làce qui leur fait perdre leurs couleurs et les mène àla phtisie.
« Pour prix de tous ces crimes, le patron parvient quelquefois àamasser dix àdouze mille francs. Sur sept ou huit mille patrons, c’est tout au plus s’il y en a cinq cents qui arrivent àce résultat, et celui qui s’est procuré cette petite aisance, après avoir fait tant de victimes, n’arrive guère àun âge avancé, car lui aussi a beaucoup travaillé et respiré les poussières mortelles.  »
Lorsque je voulus savoir comment il se faisait que les médecins qui connaissent ce qui se passe dans les hôpitaux n’essayaient pas de combattre plus efficacement les progrès du mal, mon patron ne sut quoi me répondre. Comment, me disais-je, les gardes préposés àla santé publique n’adressent-ils pas des rapports indignés àl’administration ? Ces jeunes ouvrières ne meurent pas de leur mort naturelle ; elles sont victimes d’un assassinat prémédité ! Je n’osais croire que les médecins se modelassent sur les patrons et qu’ils se contentassent d’un faible bénéfice pour soigner ces jeunes filles ! En y réfléchissant, je compris que la médecine était leur gagne-pain et que, pour acquérir la fortune et entretenir leurs familles dans l’opulence, ils devaient fermer les yeux sur ces horreurs pour ne pas nuire àleurs propres intérêts.
Il y avait plus d’un quart d’heure que j’exposais ces idées àmon patron, lorsque je m’aperçus qu’il s’était endormi ; je fus vexé, d’autant plus que je croyais que ce que j’avais dit en valait la peine. Il s’éveilla en bâillant comme quelqu’un qu’on vient d’ennuyer.

Les révolutions de 1848 et de 1870 ont donné naissance àleurs générations d’écrivains et de poètes ouvriers. Les années 1930 ont elles aussi été très riches, les écrivains ouvriers et paysans ont existé àcette époque essentiellement sous la bannière de la « Littérature prolétarienne  », baptisée ainsi et tenue àbout de bras par Henry Poulaille.
En France, ce mouvement est né et s’est maintenu dans la lignée de l’anarcho-syndicalisme de Pierre Monatte et Marcel Martinet. Le maître d’Henry Poulaille était Élisée Reclus.

Henry Poulaille, NOUVEL ÂGE LITTÉRAIRE, (Librairie Valois, 1930), Bassac, Plein Chant ; 1986, 480 pages. Le livre manifeste de la littérature prolétarienne, version française... S’adresser aux éditions Plein Chant : 16120 Bassac.
Il existe une Association des amis d’Henry Poulaille (Jean-Paul Morel, 85, rue de Reuilly, 75012 Paris). L’association publie des cahiers aux éditions Plein Chant.

On trouvera une présentation générale de la littérature prolétarienne sur le site consacré àÉmile Guillaumin.
Deux autres ouvrages :
Michel Ragon, HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE PROLÉTARIENNE EN FRANCE, Albin Michel, 2000.
Thierry Maricourt, DICTIONNAIRE DES AUTEURS PROLÉTARIENS DE LANGUE FRANÇAISE, DE LA RÉVOLUTION À NOS JOURS Encrages éd., 1994. Présentation sur le site de l’éditeur.
Enfin, beaucoup d’informations sur le site du Centre d’histoire du travail de l’université de Nantes.

Constant Malva

Alphonse Bourlard s’est pris pour pseudonyme « Constant Malva  » au motif que tout, constamment, va mal. Il est né àQuaregnon, dans le Borinage, en 1903 ; il est mort de silicose en 1969.
Constant Malva a trouvé dans le groupe d’Henry Poulaille des lieux de publication, des amis, des critiques, une vie intellectuelle absente àla mine.

Constant Malva, MA NUIT AU JOUR LE JOUR, Labor éd., coll. « Espace Nord  » n°152.
HISTOIRE DE MA MÈRE ET DE MON ONCLE FERNAND (1932), Bassac, Plein Chant, 1980.
BORINS (1937), rééd. Dans Rue des usines, n°2-3, Bruxelles, mai 1979.
UN OUVRIER QUI S’ENNUIE (1940), Slatkine, 1981.
LE JAMBOT (1950), Bruxelles, Jacques Antoine, 1980.

Sur Constant Malva, une notice sur le site de la RTBF.
Numéro spécial de la revue Plein Chant, sous la direction de Jacques Cordier. Automne 1980. 16120 Bassac.

Constant Malva et son père
Photographie prise en 1932 par M. Crouzy, page 101 du numéro d’automne 1980 de la revue Plein Chant (16120 Bassac).

MA NUIT AU JOUR LE JOUR a été écrit de mai 1937 àmai 1938. « J’ai voulu démythifier ceux qu’on appelle « les héros du sous-sol  ». Quelle invraisemblance ! Il est difficile d’être un héros et consentant au sort d’esclave.  » Il faut se souvenir qu’on était dans les années du front populaire, quelques années avant la « bataille du charbon  », chaleureuse transposition locale du stakhanovisme et du stalinisme. MA NUIT AU JOUR LE JOUR est le livre d’un ouvrier qui écrit contre l’ouvriérisme, dans un style vitalement opposé àl’enflure et aux effets. Il a été publié en 1953, quinze ans après son écriture.

Ce passage raconte une lutte pour la connaissance, mêlant les savoirs de la terre et de nous-mêmes. C’est dit avec la passion qui s’alimente d’elle-même dans l’action et avec le détachement de qui ne peut plus croire ni les ordres, ni la science cafouilleuse des hiérarques - et s’en retrouve seul.

Il y a environ trois ans, mon équipe fut chargée d’entreprendre l’accrochage de 450. Nous avons poussé plus de mille mètres de bouveau , chassage et autres travaux préparatoires. Les chefs pensaient y faire leur beurre ; ils jouent de malchance. On recoupe une couche, on la met en exploitation, ça va un mois, six semaines, puis faille, faille àla coupure, faille au troussage . La production se restreint. Autre complication : il arrive qu’on « troue  » àeau dans d’anciennes exploitations.
On nous a fait faire un chassage de trois cent vingt mètres dans la couche dite « pouilleuse  » et un bouveau parallèle d’autant, pour essayer de nous placer en avant des failles et des eaux. Un très bel ouvrage avec arcades en fer, un ouvrage en grande section : deux mètres cinquante sur deux mètres cinquante. Cela n’allait pas toujours comme sur des roulettes. Parfois, tout s’emplissait de gaz. Quand on songe que nous étions alimentés en air par une colonne de canards de cinq cents mètres et plus sur les fins !
Le but était d’aller percer àla Grande Garde, troisième couche àrecouper et la seule importante encore en exploitation. D’abord, nous avons recoupé l’Angleuse, belle couche elle aussi. Mais impossible de la mettre en exploitation ; il fallait établir l’aérage qui nécessitait bien des travaux.
De l’Angleuse àla Grande Garde, en terrain réglé, il y a soixante àsoixante-dix mètres. À quatre-vingts mètres, rien encore. Pourtant, avant d’arriver àla Grande Garde, nous devions d’abord recouper la Petite. Pas un indice. Un terrain bouleversé avec çàet làdes taches, des nids de charbon. Quand ce n’était pas l’ingénieur, c’était le divisionnaire, chef porion, porions qui venaient faire le relevé des terrains.
Ils enlevaient une pierre.
— Ã‡a, c’est du mur, disait l’un.
Ils en enlevaient une autre àune place différente :
— Ã‡a, c’est du toit.
Ils se contredisaient d’un jour àl’autre, changeant le mur en toit et vice-versa.
Enfin, un embranchement de layettes failleuses. Plusieurs convinrent que c’était la Grande Garde.
— Il faut monter ici.
— Non, là.
Et chacun expliquait, prouvait ou niait que c’était la Grande Garde.
Le chef porion :
— Allè, Bourlard, c’est hue, attaque-moi le montage ici.
Et nous sommes montés.
Veine tout àfait irrégulière : « enfoncements  » , « redressements  », « Ã©treintes  », plus de terre que de charbon. Arrivés àtrente mètres de hauteur, faille complète. Il ne s’agissait pas tant de charbon mais de communiquer avec les autres pour avoir de l’air.
On s’est trompé. On a monté non pas dans la Grande Garde mais dans la Petite. On entend le bruit que font les autres avec leurs marteaux-pics, mais très loin.
Faut bouveler encore. Un petit bouveau : un trou d’homme.
— Allè, Bourlard, c’est hue bouveau ! Que ça aille vite. Fais brà»ler le perforateur. Que nous percions, bon Dieu ! Que nous soyons sauvés !
Faire des trous, les emplir de poudre, les faire sauter et, chaque fois, descendre les trente mètres de montage ; remonter aussitôt, atteler d’autres mines dans les poussières, dans les fumées encore chaudes ; ramper dans les « Ã©treintes  » en s’agrippant aux boutants .
C’est moi qui ai eu l’honneur de percer, deux ou trois jours plus tard.
Après quelques rondes de mines, nous découvrons la veine. Un trou de sonde de trois mètres et nous avons percé au fleuret. Maintenant, il faut monter au marteau-pic. De l’autre côté, les autres descendent vers nous. Deux porions, quelquefois trois, sont constamment près de nous. Je tape, puis c’est au tour de mon compagnon de taper dans la veine très dure.
L’un des porions s’impatiente. Quand on n’a qu’àregarder les autres travailler... Puis il voudrait avoir l’honneur de percer lui-même. Je lui dis :
— Vous voulez avoir l’honneur d’enlever la dernière brique ? Allez-y.
Il tape un peu. Mais c’est un poussif. Il souffle comme un phoque. Dame, on n’est pas làcomme dans le ventre de sa mère.
Je reprends l’outil.
— C’est moi qui vais percer, dis-je. C’est mon habitude. C’est toujours moi qui perce.
Je tape. J’entends le poinçon de l’autre qui gratte, làtout près. Je tape. Il tape. Nos fers se touchent. Ça y est ! Nous avons percé. Un petit trou comme pour passer le poing. On sent l’air frais arriver. Porions et ouvriers emmêlés s’insultent de chaque côté, pour rire.
— Hé ! vaches !
— Hé ! veaux !
— Hé ! Cochons !
Nous avons agrandi le trou. Les uns y descendent, les autres y montent. Quelle cohue !
Nom de Dieu ! Nous avons troué, nous avons établi l’aérage après avoir avancé de six cents mètres en ferme. À une moyenne de deux mètres par vingt-quatre heures, voilàun an que nous sommes en route.
Nous avons percé àla Grande Garde par la Petite. Nous avons établi l’aérage, c’est très bien. Mais ce n’est pas seulement cela qu’il faut, il faut également la Grande Garde recoupée en pied. Une riche couche, comme un tas, et entre deux durs, encore.
Alors, on nous a dit :
— Faut poursuivre le bouveau de 450.
Nous poussons dix mètres, vingt, trente, rien.
Ingénieurs, porions, chef porion viennent ànouveau inspecter. Comment s’y reconnaître ? Terrains déréglés, bouleversés, àbancs inégaux avec, çàet là, quelque chose de noirâtre, ni terre ni charbon.
— Mais où diable est la veine en ceci ?
Quelques-uns conseillent de faire un bouveau montant. Cette idée n’est pas, àmon sens, la meilleure. Ne sachant jusqu’où vient la couche, on sera ou en avant ou en arrière.
Moi, je pense (et d’autres le pensent avec moi) que notre bouveau n’est pas poussé assez loin. Tout ce terrain mort, tout ce terrain bouleversé et àgalets, c’est du terrain en trop qui est venu se placer entre la Petite et la Grande Garde. En terrain réglé, il y a une vingtaine de mètres de bouveau àcreuser ; ici, il faut peut-être creuser le double, plus encore. L’Angleuse et la Petite Garde passent en pied, pourquoi pas la Grande ?
L’ingénieur nous a dit :
— Si nous nous étions établis à440 plutôt qu’à450, nous n’aurions pas eu tous ces ennuis ; à460, nous n’aurions rien vu du tout.
Nous sommes juste sur les pointes des failles.
Je connais un moyen qui nous permettrait de savoir jusqu’où vient la veine. Ce serait de s’enfoncer en vallée du dessus. Si nous venons jusqu’à450, tant mieux ; si nous venons moins bas, alors quelques mètres de bouveau plantant, et on perce. Ah ! Je sais que ça n’ira pas tout seul. C’est plus de difficultés pour enlever les marchandises. Il faudra établir un treuil. Et ça ne va pas si vite en descendant qu’en montant. J’en ai quand même fait part au chef porion un jour qu’il était venu sur l’ouvrage.
Il ne m’a pas répondu. Peut-être se disait-il àpart lui que j’étais un imbécile. Ou bien il réfléchissait.
(3 juin 1937).

Georges Navel

Georges Navel est né en 1904 àMaidières lès Pont-À-Mousson. Il est mort en 1993.

TRAVAUX, Gallimard, collection Folio, n°1156.
Note : cette édition reproduit sans changement l’édition de 1945. L’édition publiée chez Stock en 1969 est plus complète (deux nouveaux chapitres, 3 et 27).
PARCOURS (1950) , 264 pages, Collection blanche, Gallimard.
SABLE ET LIMON (1952), Nouvelle édition revue et augmentée en 1989, 516 pages, Collection blanche (1989), Gallimard.
CHACUN SON ROYAUME (1960), préface de Jean Giono, 326 pages, Collection blanche, Gallimard.
PASSAGES (1991), 336 pages, Collection blanche, Gallimard.
Navel ou la seconde vue (collectif, sous la direction de Gérard Meudal). Cognac, Le temps qu’il fait éd., 160 p., 1982.

Il y a dans les écrits de Georges Navel une densité , une retenue, une incroyable mobilité qui lui permettent de saisir le moindre trait de lumière et de s’en gorger, de le retenir pour après, quand on passera dans les ombres. Cette rapidité qui est celle de la pensée le place dans la lignée d’un Stendhal.

L’armistice signé, les usines de guerre avaient licencié leur personnel. Les industries de paix ne reprirent pas immédiatement leur fabrication. Mes deux grands frères travaillaient àdes salaires très bas pour l’armée américaine, qui mettait un peu d’ordre dans les stocks qu’elle devait liquider àson départ. C’était pour ma mère une période de gêne.
Tous les soirs je sortais avec Lucien. À vingt-cinq ans, - de son métier il était mouleur - il avait la robustesse qu’il faut aux ouvriers de fonderie, grand, solide, un peu voà»té. Dans la rue il ne marchait pas ; il fonçait comme s’il courait vers un événement. Il parlait toujours très haut, de cette manière fatigante qu’ont les orateurs, scandant les mots comme s’il était devant une assemblée. Je le suivais àl’Union des syndicats, aux réunions socialistes, aux causeries du petit groupe libertaire. Partout les hommes que nous approchions parlaient de la révolution russe. Nous sortions trop, chaque soir. Nous rentrions àminuit pour nous lever àsix heures du matin. Mes sorties déplaisaient àmon père, qui se couchait bien plus tôt. Les sommeils brefs, les repas hâtifs, les discussions, les lectures me tenaient en état de fièvre. Je serrais des mains de copains dans les réunions, les meetings, le plus de mains possible. Chaque main : une certitude. C’était un hiver sans tristesse, je ne voyais pas la mauvaise saison. Sous mon paletot, je ne grelottais que d’exaltation.
Après la Russie, la révolution avait gagné l’Allemagne, la Hongrie. Les noms de Karl Liebknecht, de Rosa Luxembourg, de Lénine m’illuminaient. L’homme au couteau entre les dents était apparu sur les affiches. La presse jouait sur les mots obscurs, la parenté sonore de boche et de bolchevisme. L’homme au couteau entre les dents représentait les braves copains, les militants dévoués àqui je serrais la main, tous ceux qu’unissait l’espoir d’établir une société meilleure.
En revenant de Marseille, après ma fugue, j’avais trouvé tout de suite àm’embaucher. Garçon de courses, je tirais une carriole pour aller livrer du fil dans les petits ateliers de mode du centre. J’étais toujours content de sortir. À l’atelier, je démêlais des bottes de fil de fer qui s’enroulait sur une bobine. J’ignorais l’ennui. Je travaillais machinalement sans cesser de songer aux problèmes de la société future. J’avais perdu mes frusques àMarseille. J’étais accoutré d’une veste de René, d’un pantalon àLucien. Quand j’entrais àl’atelier, les deux ouvrières se poussaient du coude en riant. C’était un petit atelier très calme. Le patron, un petit père, la cinquantaine, de santé délicate, actif, ingénieux, bricolait àses métiers. Je n’étais pas mal là. À la sortie, j’endoctrinais les deux ouvrières pendant qu’elles attendaient sous leur parapluie le tramway. Elles avaient plus de quarante ans, la plus belle avait de beaux yeux noirs et m’écoutait sans jamais me prendre au sérieux. Je me donnais de la peine contre toutes les légendes du Petit Parisien. Je voyais bien qu’elles me trouvaient drôle et un peu fou. Je ne me suis jamais guéri de 1919.

Sur Georges Navel, lire le très beau et complet dossier du bulletin de critique bibliographique "àcontretemps" - avec des fac-similés, des lettres àClaude Kottelane, etc.

5 septembre 2003
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