Neda Nejdana | Le Suicide de la solitude (extrait)

Neda Nejdana

Le Suicide de la solitude


(Traduit par Sylvie Gaire-Nelep)

Farce tragique en 13 marches, un entracte et une chute


(Extraits)

Personnages

Les gens :

Lui - homme d’âge moyen

Elle - femme, à peu près du même âge que Lui

Les chats (sans aucun signe d’apparence de chat) :

Le chat – un homme en noir

La chatte – une femme en blanc

Le corps – silencieux (un acteur n’est pas nécessaire)


Note : quand les chats jouent, les gens se figent comme sur une photo, et quand les gens jouent, les chats se cachent.



Acte 1


Marche 8


LUI - Préfères-tu avec un préambule ou aller droit au but ?


ELLE – Ça ira sans préambule.


LUI – Bien. (Une pause). Faisons l’amour.


ELLE (Elle soupire. Une pause) – Ecoute, j’ai l’air d’aller si mal ?


LUI – Mal ? Pourquoi mal ? Au contraire…


ELLE – Je ressemble à une femme à qui on peut facilement proposer ça dans la rue ?


LUI – Sur un toit. Nous sommes sur un toit.


ELLE – Raison de plus…


LUI – L’endroit ne te plaît pas ? Pour moi, il est original.


ELLE : Ce n’est pas ça, l’endroit est merveilleux. Juste, on ne peut pas comme ça. On ne se connait même pas…


LUI – J’ai essayé de faire connaissance, mais tu ne voulais pas ! Je peux me présenter…


ELLE – Ce n’est pas la peine. Tu ne comprends pas que c’est blessant ?


LUI – Pourquoi c’est blessant que tu me plaises ?


ELLE – Juste, il y a des hommes si naïfs qui pensent que tous les problèmes des femmes viennent du fait qu’on ne leur fait pas l’amour ou alors mal.


LUI – Je n’ai pas dit cela. Mais il y a quelque chose de…


ELLE - Si tout était si simple.


LUI – Mais, c’est simple. Libère-toi. Essaie…


ELLE – Tu dis ça comme si c’est aussi simple que de m’offrir une cigarette.


LUI (s’installant confortablement à côté d’elle) : Je n’ai juste pas le temps. Et si le matin, tu sautes du toit ?


ELLE – Peut-être avant.


LUI – Ah, tu vois ? C’est toi qui ne me laisses pas le choix. Je dois passer de la première à la troisième étape, en sautant la deuxième. Si tout s’était passé normalement, je t’aurais invitée dans un bar, je t’aurai complimentée, je t’aurais offert des roses…


ELLE (avec ironie) – Une panoplie de gentleman : des fleurs, du champagne, de la musique légère…


LUI – Tu n’aimes pas les roses.


ELLE - C’est vrai, je n’aime pas ça.


LUI – Attends, je vais essayer de deviner celles que tu aimes. Pas les glaïeuls, pas les gerberas. Le lilas, pas sûr… Peut-être les jacinthes.


ELLE – Comment as-tu deviné ?


LUI – Je ne sais pas. Tu leur ressembles, pas aux fleurs, mais à leur odeur.


ELLE – Tu sais parler au figuré ? Je n’aurais jamais cru.


LUI – C’est juste parce que tu ne me connais pas encore assez. Je peux même réciter des poèmes. Veux-tu que je t’en récite un ?


ELLE – Je déteste les mauvais poèmes. Je tuerais ceux qui les écrivent.


LUI (avec ironie) – Waouh ! Et ceux qui les récitent ?


ELLE – Non…


LUI – Bon, c’est déjà mieux. Et que se passe-t-il si tu aimes ?


ELLE – J’en doute. Mais tu peux essayer…


Il se lève, marche nerveusement. Il finit par s’arrêter.



LUI –

Mais rien n’eut lieu.

Seules les nuits arriveront,

Les désirs se réduiront

Jusque dans les cieux.

La route sera perdue

Dans les plaines blanchies

Où le soleil est superflu,

Où la lune suffit. (Une pause)


ELLE – C’est de toi ?


LUI (il fait une pause) : Non. Je n’ai pas pris le risque de te lire les miens. Pourquoi, tu veux tuer l’auteur ?


ELLE – Non…


LUI – Alors, tu as aimé ?


ELLE – Ce n’est pas l’extase, mais il y a quelque chose…


LUI – C’est déjà mieux. Tu veux de la musique ?


ELLE – De la musique ? Ici, sur le toit ? Comment ?


LUI – J’ai une baguette magique pour cela. Attends… (Il fouille dans son sac, sort une baguette et l’agite). A-bra-ca-da-bra ! (La musique retentit).


ELLE (essayant de voir ce qui est caché dans le sac). – T’es un tricheur ! Tu as caché un lecteur CD ?


LUI – La dame dansera-t-elle avec un tricheur ?


ELLE – Avec toi, je ne veux pas …


LUI – A part moi, il y a juste ce type (Il montre le CORPS). Et je vois dans tes yeux que tu as envie de danser avec moi, plutôt qu’avec lui…


ELLE – C’est sombre ici, et tu ne peux pas voir.


LUI – Tes yeux brillent comme ceux d’un chat. Allons-y…


ELLE – Tu as oublié ma jambe blessée.


LUI – Je te dispense de break danse. Nous danserons très doucement et prudemment. Je te soutiendrai quand c’est possible. Je peux même boiter avec toi. Tu veux ?


ELLE – Non. (Il la tire par la main, ils commencent à danser une danse lente.) C’est si étrange…


LUI – C’est bien quand c’est étrange… Tu me plais beaucoup, madame l’Inconnue. J’ai peur d’être tombé amoureux de toi…


ELLE – Et pourquoi as-tu peur ?


LUI – Je ne veux pas te perdre…


Ils dansent un moment. La musique s’arrête. Il se précipite vers son sac.


ELLE (l’arrêtant) – C’est assez. (Elle s’assied)


LUI – Comme tu veux… Regarde, donne-moi ta main…


ELLE – Pourquoi ?


LUI – Je peux te lire l’avenir…


ELLE – C’est vrai, tu sais faire ça ?


LUI – Un petit peu… (Il examine sa main, la touche avec ses doigts). Ta ligne de vie est très longue… Elle va presque de l’autre côté. Et voici ta ligne d’amour… Regarde, comme elle est longue. Et un tas d’enfants… Ces petites lignes, ce sont les enfants.


ELLE – T’es un menteur. (Elle retire sa main).


LUI – Alors, je suis un menteur ou un tricheur ? Choisis.


ELLE – Les deux.


LUI – Hmm, et aussi un mufle… Tu as de la chance avec tes rencontres aujourd’hui (Il lui prend la main et l’embrasse doucement). S’il te plaît, ne retire pas ta main… Tu peux m’arrêter quand tu veux, d’accord ? N’aies pas peur. Tout ira bien…


Il la caresse, puis la prend dans ses bras et la conduit au fond de la scène. Les chats apparaissent.


LE CHAT – Tu vois, il l’apprivoisée et tu ne me croyais pas.


LA CHATTE – Laisse-moi tranquille.


LE CHAT – Pourquoi ? T’as perdu ! Tu me dois un poisson.


LA CHATTE – Déjà un poisson entier ? Tout à l’heure, c’était juste la queue. Et en plus, je n’ai joué à aucun jeu.


LE CHAT – Tu n’as pas dit « non ». Et tu as même ajouté : « Tu vas perdre ! »


LA CHATTE – Ce n’est pas encore clair… s’il va sortir quelque chose… de bien pour eux… Elle pense à un autre. Et d’ailleurs, elle est comme sur des charbons ardents.


LE CHAT – Si tu as des doutes, nous pouvons aller voir.


LA CHATTE – Brrr… Tu es si pervers ! Je n’irai pas.


LE CHAT – Tu as peur que je gagne ?


LA CHATTE – Non, ça m’est égal que tu gagnes ou pas. Je n’irai pas. C’est dégoûtant d’espionner.


LE CHAT – Oh, on est si délicate.


LA CHATTE – Et même si c’est vrai, est-ce une preuve ? C’est simplement le désespoir. L’illusion de la non solitude.


LE CHAT – Peut-être. Mais quand même…


LA CHATTE – Tu sais, je plains les humains.


LE CHAT – Pourquoi ?


LA CHATTE – Si on fait l’amour, non pas de temps en temps, comme nous, mais tous les jours, on peut devenir fou de désir…


LE CHAT – Selon toi, l’amour, c’est la folie ?


LA CHATTE : Je ne sais pas. Là, je deviens folle d’attendre. Si Roucky n’arrive pas bientôt, c’est moi qui sauterai de ce fichu toit !


LE CHAT (il soupire) – Tu ne m’as jamais attendu ainsi.


LA CHATTE – Jamais… Ça, c’est bien vrai.


Ils sortent de scène.

13 juillet 2014
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