agora, 2 (journal)

« La seule, la vraie question qui au fond émeuve universellement les lecteurs, dans l’arrière-pensée irrésistible que peut-être elle pourrait ne pas être sans solution, c’est celle que l’auteur de Rouletabille a matérialisée dans un de ses ouvrages de main de maître : peut-on sortir d’une pièce fermée hermétiquement ? (…) Peut-on sortir de cette chambre que nous habitons tous ?  »

C’est vrai, la chambre fermée l’est sur nous tous. Il n’y a pas de geste qui ne tente d’échapper. Tout est lutte.

Et ce petit moment d’agora 2 était drôlement bien amené.
Dans le train, rencontrer K, qui prépare un travail sur l’oralité.
Dans le beau film d’Eric Wittersheim, Le salaire du poète, un poète écrit un chant d’aïeux, de cérémonie et d’adoption en l’honneur d’un linguiste français spécialiste et amoureux du Vanuatu.

La phrase de P àpropos des griots d’Afrique de l’Ouest : ce sont les mauvais qui font des enregistrements.

Dans la poitrine de Phémios, poète autodidacte de l’Odyssée, les muses ont inséré les chemins des poèmes.

Le poète est choisi par la communauté, il peut répéter les aïeux, dire les noms beaux et bénis, il sait les noms des vents, des pluies, tout ce qui sert àla communauté. Il a beaucoup appris. L’errance, la difficulté àvivre pauvre et savant explique qu’il se décourage (dit P) et il n’y a plus beaucoup de griots. Les dieux ou les muses impriment dans ta poitrine (ou insèrent) les chemins mais ton chant, tu peux le monnayer, le négocier, le faire traîner, il est divinement humain, insupportable d’humanité.

J disait qu’il fallait, dans un tout petit pays, une vallée, quand tu étais désigné pour dire et chanter, doser la vérité crue, que tu profèrerais, sur la place, en désignant chaque personne du village, ses actes, ses trahisons, ses manquements. Attention si tu allais trop loin : tu devrais t’exiler.
Petit moment d’agora drôlement bien amené.

Lundi 6 octobre.

Tout, poème et parole : également fatigant, un travail de maçon pour maison qui résiste. Un travail de fuyard, qui peut toujours se casser la gueule.
Et puis, lundi d’octobre, ce moment d’agora n°2.

Il tombait drôlement bien.

W ! a appelé le monsieur de l’accueil. L’écrivain public est là !
L’autre monsieur de l’accueil, àla fin : vous reviendrez nous voir ? De Bayonne vous reviendrez nous voir ?

Pays bas et pays basque on avait un peu confondu au début ou j’avais cru ?
Mais : oui, a dit Y, Yazidi de Georgie. Basque veut pas être l’Espagne et veut pas être la France mais tu es la France quand même sur les papiers ou alors tu es l’Espagne ?

Y continue : tu as quel âge ?

Puis : la Suisse c’est 3 langues et la Belgique 2.

M explique pourquoi la Suisse c’est comme ça, 3 langues, elle qui expliquera aussi tout àl’heure que le Coran ce n’est pas comme la Bible et les dieux de l’Olympe et les Titans : beaucoup plus récent comme récit, dit-elle.

La bible, le Coran, a dit Y, ont remplacé les dieux de l’Olympe et c’est dommage parce qu’alors les dieux étaient plusieurs. Il évoque Poséidon. Sourire. Il vient de se raser et il saigne un peu au menton. Il parle, la main et le kleenex au menton. En même temps, on se protège, ainsi, de ces langues que nous partageons mal. Français, russe et anglais.

A la question de l’âge, les femmes ne doivent pas répondre pas, dit M àY.

M parle anglais, le fait savoir, travaille pour l’Unesco, le fait savoir, et dans la phrase suivante travaille, le fait savoir, pour la commission européenne et aide au développement et travaille pour les DOM TOM et tous les opprimés, le fait savoir, lutte contre la pauvreté, dit-elle, cherche des petits producteurs bio, on va faire un trajet en bateau, depuis la Guadeloupe, dit-elle, un projet d’aide, un projet de bateau, avec du miel basque et bio, je me bats pour le droit des nègres, avez-vous lu Fanon, un avocat d’Algérie, quant àla métropole ça n’a pas toujours été comme ça, je suis née sur une île, ma mère était steward, l’âge d’or de mes études en France, Paris n’était pas ce qu’est Paris aujourd’hui, on mangeait ce que les Français de métropole ne mangeaient pas, des têtes de thon, j’ai Master 2 avec diplôme de cuisinière, l’Europe m’octroie 5000 euros par mois pour construire le lycée que j’ai décidé de créer, un lycée hôtelier, dit-elle, pas un centime pour moi là-dedans et c’est bien normal, sourire, sourire, il faut que je mette de côté pour un ordinateur, les formulaires, les commissions, les demandes d’aides, vous savez ce que c’est.

A W qui coupe le gâteau : plus gros que ça, s’il te plaît.

Tu es un bon garçon, tu pourrais travailler dans un établissement plus. Plus. Plus.

La fille d’A, arménien s’appelle Diana, c’est alors qu’on parle de l’Olympe, après que j’ai lu le début du chant I d’Ovide et après qu’on a cherché àentrer le code de la box dans mon ordinateur pour se connecter àgoogle traduction mais ça n’a pas marché.

W a fait un dessin pour expliquer la chute, de l’âge d’or àl’âge de fer, la dégringolade. L’âge d’aller fouiller les entrailles de la terre, de puiser dans les ressources, jusqu’au bout, dit Ovide. L’or et le pétrole dit M.

Et nous, qu’est ce qu’on en dit, de l’âge d’or ? Un âge qui serait àvenir ?
Les 7 vaches grasses, dit M. Les grappes de raison du Liban.

Le lait et le miel, comme chez Ovide, où les gouttes tombent par terre. 
Les grappes de raison du Liban il fallait 2 hommes pour en porter une. Et c’était des hommes plus forts que nous, les hommes antiques. Ce n’est pas du mythe, ça, mais la réalité, dit M. 
Tiens, tu l’as là, la réalité.

La Géorgie, dit Y. Ce n’était pas bon du tout.

Le bleu, si c’était une couleur.

Se lever le matin : pour le côté positif. Le temps des études àParis et des têtes de thon, je vis dans un 3 pièces que je paye 400 euros, ma chance, dit M.

A ne dit rien mais sourit quand W évoque la naissance de ses enfants, de Diana, sa fille.

Y veut trouver un boulot, n’importe quel boulot, n’importe où. L’âge d’or, explique-t-il, c’est quand tu as 50 ou 60 ans, et tu te retournes, tu vois, ça, que tu as fait, tes enfants qui ont grandi.

Son fils aîné à16 ans.

Personne n’a écrit mais W a fait un bon dessin et a expliqué ce que voulait dire ubuntu, être soi au milieu des autres, pas humilié de ce que les autres soient heureux et fiers d’eux-mêmes et il y a eu ce moment de grâce.

On a regardé la pêche au thon dans Stromboli et l’arrivée des criquets dans Les moissons du ciel. On a lu Ovide, la cosmogonie, la suite des 4 âges, on s’est arrêté au 1er, l’or, et au dernier, la guerre.

Poséidon !

Dans le train du retour, le contrôleur connaissait Un singe en hiver par cœur. Il faut toujours un billet, là(en montrant sa poche). Pour partir. 
Pour que ce soit possible.

Pour que tout soit possible, toujours.

10 octobre 2014
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