Claudine Galea | Charlie Love

(Pour Chloé et les autres)



Ce matin je me suis levée et c’était un matin comme les autres dans la maison la chaudière s’est mise en marche ce matin comme tous les matins j’ai passé mon visage sous l’eau froide et j’ai tremblé parce que c’est l’hiver c’est un matin d’hiver il s’est mis à faire très froid depuis quelques jours le matin la maison est froide je suis allée mettre la bouilloire en route pour préparer le thé et j’ai lancé la machine à café j’ai coupé le pain sorti le beurre et la confiture, et le chocolat des enfants Je l’ai entendu se lever ouvrir les volets j’ai vu sa frimousse apparaître par la porte de la cuisine il m’a fait un petit signe enjoué je lui ai souri en retour L’odeur du café s’est répandue dans la cuisine le couloir a gravi l’escalier jusqu’aux chambres Je l’ai entendu qui revenait cette fois sa frimousse était double il tenait dans ses bras le garçon le même air la même bouille moins le sourire il ne faut pas demander aux enfants de sourire en plus le matin la petite mettrait bien quelques minutes encore à apparaître j’ai versé le thé dans la théière après l’avoir soigneusement rincé et j’ai bu ma première tasse debout dans la cuisine à regarder le jardin engourdi sous la gelée Ce matin était un matin comme les autres il emmènerait les enfants à l’école reviendrait prendre encore un café lire la presse qu’il aurait achetée au kiosque en face de l’école un matin de janvier l’année était nouvelle depuis quelques jours l’année arrivée avec le froid un grand froid qui avait succédé à un automne doux doux et gris J’ai ouvert la fenêtre pour sentir l’air gifler la peau et les yeux j’ai vu le jardin tout recroquevillé il faudrait protéger les arbres couvrir leurs racines de copeaux et leurs branches de voiles opaques j’entendais la petite pleurer j’ai fermé la fenêtre avalé le reste de thé dans la tasse et je suis montée à l’étage pour l’embrasser la préparer Il prenait sa douche maintenant et le garçon les fesses sur le radiateur dans la salle de bains lisait une BD c’était leur rituel du matin lui sous la douche et l’enfant sur le radiateur à lire ou à dessiner à poser des questions la radio marchait fort les premières informations les deux hommes de la maison pouvaient se laver discuter écouter lire et commenter en même temps dans le désordre et dans l’ordre c’était leur moment à eux leur moment du matin dans la grande salle de bains en bas près des ronflements de la chaudière et dans la moiteur que l’eau bouillante jetait sur les murs blancs Pendant ce temps je tentais d’habiller la petite et elle se pelotonnait s’accrochant à mon dos coulant sa tête sous mon coude à la fois suçant son pouce et hissant sa plus grande peluche sur nos genoux le jour grimpait à toute allure derrière les fenêtres scandant l’horloge intérieure que j’avais développée depuis leur naissance tant de minutes pour la toilette tant pour enfiler le tricot le pantalon les collants tant pour reraconter l’histoire de la veille Ce matin c’était La Petite Sirène Elle peut nager et marcher aussi bien et pourquoi je ne pourrais pas être une sirène moi je pourrais vivre au fond de la mer tout le temps maman Dans la mer chaude et pas dans ce vilain matin d’hiver tout gris qui me mord les joues et le cœur ce matin que je n’oublierai jamais Elle et moi on détestait l’hiver la peau transie sous les couches additionnées de vêtements Moi tu sais maman j’aime rien que la mer l’été avec mamie la plage Et ouvrir les yeux sous les vagues et regarder les poissons glisser entre les rochers Ma chérie enfile ton pull quand c’est qu’on va à la mer ton bras droit il faut que tu lâches kiki la peluche oui tu la reprendras après dans tes bras On va quand nager dans la mer le bras gauche maintenant Et lui passant sa frimousse par la porte de la chambre Chérie je l’ai laissé en bas sur le radiateur je dois passer un coup de fil Et elle Je veux aller pêcher les oursins Papa papa mais il est déjà reparti je la rattrape par le bras elle a lâché kiki sauté de mes genoux et court dans sa direction Ma chérie c’est l’hiver on ne va pas pêcher ni nager l’hiver dans la mer Et alors c’est quand l’été c’est bientôt c’est demain J’ai faim maman les collants et le pantalon vite enfilés J’ai fait chauffer le lait d’amande et l’ai installée devant son bol de chocolat et suis allée chercher le grand en bas toujours sur le radiateur en train de dessiner dans le carnet qu’il lui a offert Regarde j’ai fait moi aussi les dessins des Gens Importants Viens déjeuner ton cartable est prêt Il m’a suivie en grognant J’aime rien que dessiner C’est comme ça tous les matins elle n’aime rien que nager dans la mer comme sa maman et il n’aime rien que dessiner comme son papa Je suis restée debout à avaler ma tasse de thé le jour était tout à fait levé maintenant derrière la grille du jardin le trafic avait commencé Il est venu boire son café debout à côté de moi m’a saisie par les épaules et nous les avons regardé avaler leurs tartines tartiner leurs bouches et leurs joues J’en veux plus a dit l’aîné et il est allé se laver les mains la petite voulait finir la tartine abandonnée de son frère Il l’a saisie et en riant l’a avalée tout en la prenant sous son bras il l’a emmenée se laver les dents enfiler l’anorak le bonnet nouer l’écharpe le grand était déjà dehors blouson ouvert Mets ton bonnet j’ai crié par la fenêtre même pas il m’a regardée il n’avait jamais froid son père partait avec la chemise ouverte sous le blouson de cuir c’était la ligue des hommes contre celle des femmes tous les matins ce matin était comme tous les matins il shootait dehors dans un ballon imaginaire en les attendant Et ils sont partis tous les trois casques vissés sur la tête la petite devant le grand derrière la moto a vrombi j’ai jeté un regard distrait vers leur trace enfuie dans le matin laiteux Il allait boire un premier café puis reviendrait et préparerait à nouveau une cafetière tous les Quotidiens du jour sous le bras.
Un matin comme les autres avant que ce soit le pire jour de ma vie

Tu es mort parce que tu dessines dans un journal tu es mort parce que tu dis avec ton crayon ce qui ne se dit pas Tu es mort parce que tu es drôle beau intelligent l’esprit vif l’esprit alerte Tu es mort parce que tu ne te laisses pas dicter ta vie tes gestes ta pensée Tu es mort parce que tu n’as pas peur Tu es mort et tu as eu le temps d’avoir peur quand ils ont vidé leur chargeur sur tes collègues et sur toi Tu es mort dans le bruit que fait la mort armée de rifles de guns d’armes de guerre automatiques Tu es mort dans le hurlement de haine que fait la mort rugissante de haine Tu es mort parce que tu es humain Tu es mort parce que l’humain perd son humanité Tu es mort parce que tu crois en l’égalité la liberté le respect la justice Tu es mort parce que tu as choisi l’humour l’ironie le rire au lieu de la mort Tu es mort parce que tu préfères les humains au Tout-Puissant Tu es mort parce que le Tout-Puissant ne t’a pas donné les guns les rifles les armes automatiques les pistolets mitrailleurs et les armes de guerre Tu es mort parce que le Tout-Puissant ne t’a pas enrôlé dans son armée de haine Tu es mort parce que tu as dessiné de drôles de choses sur la tête du Tout-Puissant et que ça a fait rire notre fils et que ça m’a fait rire et que ça a fait rire beaucoup de monde Tu es mort parce que tu fais rire avec ce qui fait mal parce que le rire enlève le diable Tu es mort parce que le Tout-Puissant ne rit pas Tu es mort parce que tu ne crois pas au Tout-Puissant Tu es mort parce que tu as une femme que tu embrasses le matin une fille et un garçon que tu emmènes à l’école Tu es mort parce que tu ne caches pas ta femme tu ne caches pas ta fille tu les embrasses à visage découvert tu leur dis combien elles sont belles Tu es mort parce que ton fils ne surveillera pas sa sœur Tu es mort parce que ta femme vit sa vie de femme dans la maison dans la rue à son travail au cinéma à la piscine au café et sur la plage l’été avec sa mère et votre fille Tu es mort parce que tu ne baisses pas les yeux lorsqu’une jolie fille passe dans la rue Tu es mort parce que tu n’apprends pas à ta femme à baisser les yeux dans la rue Tu es mort parce que l’amie de ta femme aime les femmes parce que le maître de ton fils aime les hommes Tu es mort parce que tu croques la vie par tous les bouts parce que tu croques les Grands Importants et les petites gens et que tu les fais rire les uns des autres Tu es mort parce que tu as souhaité une bonne santé au sous-chef du Tout-Puissant Tu es mort et je t’ai perdu un matin d’hiver et ton fils et ta fille t’ont perdu un matin d’hiver

Un matin d’hiver comme les autres et je n’avais aucune envie de sortir j’avais décidé de travailler à la maison en buvant du thé j’avais ramassé tous les vêtements sales des enfants les collants en boule les jeans et les chaussettes de tennis en boule les tee-shirt sucrés et salés et soudain décidé de laver les draps de tous les lits éprise d’une envie de clair de propre de repassé d’odeurs de lavande et de citron j’avais ouvert les fenêtres dans les chambres laissé entrer l’air glacé mis de la musique classique et bu un espresso à la petite machine offerte à Noël Noël c’était il y a dix jours ou un siècle Et ces mots d’amour de l’Ancien Testament
Te voilà si belle
mon amie
Te voilà si belle
Tes yeux
oh des colombes
Te voilà si beau
mon amour si gracieux
Notre lit
si frais
J’ai mis des draps frais aux lits des enfants et à notre lit Mon amour j’ai écouté la sixième suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach j’ai appelé les amis chez lesquels on devait aller dîner ce soir et je me suis dit qu’après ta réunion je te téléphonerais pour que tu achètes ces délicieux gâteaux italiens que tu trouves à côté du siège du journal et j’ai mis une bouteille de champagne au frais Nous allions fêter trente ans d’amitié ma mère viendrait garder les enfants je l’ai appelée Tout va bien ma chérie tout va bien maman je vais travailler un peu ici pas le courage de sortir il fait froid Et la matinée est passée et j’ai eu faim je mangeais seule ce midi comme tous les midis c’était un jour ordinaire un jour d’hiver ordinaire j’ai eu envie de poisson à la coriandre et de riz j’ai eu envie de chapatis et de merguez j’ai eu envie de légumes vapeur et de fromage de chèvre j’ai eu envie d’un verre de vin pour réchauffer tout ce gris dehors soulever la casquette de froid ouvrir une brèche de soleil dans le plafond de l’hiver j’ai débouché une bouteille de Bandol et le téléphone a sonné je me suis d’abord servi un verre le téléphone a cessé de sonner j’ai eu envie d’une cigarette mais je ne l’ai pas allumée le portable a sonné j’ai vu le numéro du journal s’afficher j’ai pris la communication j’étais sûre que c’était toi que tu avais eu la même idée que moi Et si j’achetais ces délicieux canoli qu’ils font dans la rue d’à côté ma chérie La voix n’était pas toi la voix était celle d’un de tes collègues et je ne l’ai pas reconnue la voix a dit Est-ce que tu peux venir maintenant au journal et puis la voix s’est tue elle s’est brisée Pardon a dit la voix pardon et la voix pleurait Ils l’ont eu ils ont eu aussi le boss et les autres ils ont tiré dans le tas on était en pleine conférence de rédaction Et je me suis assise sur le bord de la table et j’ai avalé mon verre de Bandol sans penser à ce que je faisais sans comprendre ce que j’entendais Tu peux venir tout de suite maintenant prends un taxi les rues sont bloquées et ne laisse pas les enfants à l’école ils vont l’apprendre trop vite L’autre téléphone sonnait il sonnait j’ai attrapé mon manteau je me tenais la tête les cris ne sortaient pas je ne pouvais pas le croire je ne pouvais pas croire que tu étais étendu au milieu de tout ton sang je ne pouvais pas le croire pas l’imaginer pas hurler pas pleurer J’ai appelé ma mère Va chercher les enfants à l’école amène-les chez toi je vais là-bas le chercher j’arrive J’avais dit que j’allais te chercher je te ramènerais tu avais une blessure à l’épaule ou à la tête allez à la tête s’il le faut je te ramènerais tu serais très fatigué et dans le taxi tu poserais ta tête contre mon épaule et te serrerais mes mains dans tes mains Tout va bien ma chérie ils ne nous auront pas encore cette fois C’est ça que je me racontais dans ma tête et dans le taxi je me racontais des histoires des histoires de gamine qui a peur et qui ne veut pas voir la réalité je me gavais des histoires d’horreur qui se terminent quand la salle se rallume des histoires des histoires tant que je me racontais des histoires tu étais vivant tu étais avec moi dans ma tête tu étais avec moi ce matin en passant ta frimousse par la porte de la cuisine tu étais avec moi bientôt pour rentrer à la maison Nous étions toujours pleins d’histoires dans cette maison ce matin La Petite Sirène toi et le garçon vous les dessinez et la fille et moi nous les parlons Le téléphone sonnait sans arrêt dans ma main je l’ai mis sur silencieux Je continuais à imaginer la suite comment peut-être nous irions te faire faire un pansement à l’hôpital et est-ce que j’avais éteint le gaz est-ce que je l’avais allumé est-ce que j’avais mis quelque chose à cuire pour le déjeuner et nous pourrions boire du Bandol quand nous serions rentrés Est-ce que la folie commence comme ça en se racontant des histoires à dormir debout à aimer encore Est-ce que la folie commence avec des mots plein la bouche des mots qui contenaient l’horreur qui l’entouraient d’amour et de consolation des mots qui inventaient happy end sur happy end Est-ce que la folie commence avec les histoires abracadabrantes qu’on se raconte quand on est tout seul Est-ce que la folie avait commencé ce matin quand la petite s’accrochait à moi en me réclamant La Petite Sirène Est-ce que les histoires sont obscènes est-ce que le silence est digne est-ce qu’il faut parler crier pleurer se taire Qu’est-ce qu’il faut faire Est-ce que la mort commence avec les histoires qu’on se raconte est-ce que la mort a commencé ce matin quand je racontais une histoire à ma fille quand mon fils dessinait assis sur le radiateur Est-ce que les histoires servent à continuer à vivre Est-ce que je peux redevenir une enfant qui croit que l’histoire va finir bien quand le film se termine Est-ce que j’ai le droit de me raconter une histoire pour sortir du cauchemar est-ce que le cauchemar prend toujours fin Réponds-moi je t’en prie réponds-moi Je te parlais tout bas tout haut je regardais les rues les gens qui commençaient à crier à brandir le poing à tomber dans les bras les uns des autres je regardais les bouchons se former et les sirènes de police se rapprochaient et les cordons de police avaient bouclé ton quartier et le taxi n’est pas passé et il a dit Allez-y madame et j’ai tendu un billet et il a secoué la tête il écoutait les infos quand j’étais montée dans la voiture un flash spécial qui avait interrompu tous les programmes et je n’avais rien entendu je me racontais des histoires des histoires d’accidents et de blessures je me racontais les mots que tu prononcerais quand j’arriverais je me racontais ton rire et les bons mots que vous auriez déjà inventés pour parler de tout ça de l’attentat raté de la haine grillagée je me racontais les mots doux et protecteurs que tu me dirais parce que comme d’habitude je serais plus secouée que toi et tu me rassurerais et nous finirions par rentrer et tu expliquerais aux enfants la violence et l’aveuglement le manque d’éducation et l’endoctrinement l’idiotie de la haine Et tu ferais un dessin deux dessins dix dessins que tu montrerais aux enfants et nous serions tous les quatre autour de la table de la cuisine à élire celui qui nous plairait le plus et on ne serait pas tous d’accord mais on serait d’accord pour dire Papa est le plus fort et tu dirais Le rire est plus fort que la haine l’humour est plus fort que la haine l’intelligence est plus forte que

Tu es mort et je n’ai plus d’histoire dans ma bouche j’ai le goût acre de ton sang Tu es mort et tu me dis Raconte une histoire une histoire drôle s’il te plaît raconte une histoire drôle qui nettoie tout ce sang et ce malheur Et moi je lave le reste du jour dans mes larmes Tu es mort parce que tu savais rire parce que tu étais un petit garçon rieur parce que tu étais un petit garçon le crayon à la main des dessins sur ses mains et sur ses mouchoirs en papier des dessins sur le dos des livres et sur les murs de ta chambre des dessins sur la semelle de tes chaussures sur ton carnet de vaccination sur les papiers qui entouraient le fromage et le jambon des dessins sur la chemise blanche que ta mère avait repassée le matin même des dessins sur le siège de la voiture des dessins sur le miroir avec le rouge à lèvres des dessins avec ton souffle sur la fenêtre les matins d’hiver des dessins avec la pointe du couteau sur le tronc des arbres des dessins avec un tournevis sur la terrasse Arrête de torturer le bois le marbre et le béton criaient moitié riant ta mère et ton père Maman je ne fais pas de mal je dessine Des dessins sur ton cartable et sur ton sac à dos et ton sac à dos se renversait et tombaient des crayons des stylos des feutres des encres des craies des pigments En tombant ta main a balayé la table de travail sur le sol au milieu des papiers des crayons des carnets des feuilles ta main était fermée autour d’un stylo et le sang coulait coulait il coulait J’ai pris le stylo dans ta main serrée je l’ai essuyé et je l’ai mis dans ma poche Donne-le au garçon ne lui montre pas de photos ne lui montre pas tout ce sang ce carnage nos visages déchiquetés les morceaux de cervelle sur le mur tiens-le à l’écart des images toutes faites donne-lui le stylo il saura faire le dessin



9 janvier 2015
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