Regards (janvier 2015)

Regards

Quand elle était petite, elle lisait, dans des livres d’avant, le merveilleux regard des femmes du Sud, brà»lant entre les voiles, ce regard comme deux fenêtres sombres ouvertes sur un monde troublant, qui ne laisse rien voir et tout deviner. Erotisme vieille France au costume blanc immaculé, salacot et filets àpapillons. Cette machine àfantasme colonial, qui la faisait malgré tout rêver, alors, àde lointains pays mystérieux. Cette machine àfantasme qu’elles sont toutes en fait - elle l’avait appris elle-même plus tard àses dépens -, cette machine àfantasme qu’il faut contenir, limiter, couvrir, enfermer au besoin. (Et c’est ici, sache-le, de l’universel. Cela, du moins, est unanimement partagé àtravers toutes les cultures, les religions, les pays. Cela, du moins, fait commun.)

Et donc elle avait grandi, avait voyagé aussi, avait été voir de ses propres yeux les pays lointains mystérieux, avait rencontré les femmes au regard noir et tant d’autres aussi, ici ou là-bas, avait écrit sur elles, avec elles, àtravers elles, pour elles, avait écrit et tenté de raconter de làoù ça parle, non làoù c’est regardé, avait retourné le regard, avait forcé le regard às’inverser, àécouter ce qu’il n’avait fait jusque-làque regarder, depuis toujours et partout.

Jusqu’àce matin-là, où, après toutes ces années, elle s’était retrouvée si petite de nouveau, recroquevillée sous la table. Et c’était étrange de se retrouver ainsi après toutes ces années, c’était comme un mauvais rêve dont elle ne pouvait se réveiller. De làoù elle était elle ne voyait que des pieds : les pieds de la table et aussi les pieds des hommes encore debout, ou assis dans de drôles de postures, ou allongés, faces contre sol. Elle respirait àpeine. Elle attendait. Elle avait détourné les yeux, avait mis son regard de l’autre côté, faisait le gros dos. Comme quand, petite, il suffisait de fermer les yeux très fort pour disparaître. Tout était étrangement silencieux autour d’elle. Aucun cri. Juste le claquement méthodique et sec cent fois répété, et le son feutré de la chute des corps, et le bruit de sa propre respiration. Et puis soudain le bruit des pas qui s’approchent et s’immobilisent. Et elle sait qu’il est là, debout, juste derrière elle. Et brusquement elle se retourne. Comme un ultime sursaut. Et elle plante son regard droit dans les yeux de l’homme, seule part de lui filtrant entre les bords de la cagoule. Elle plonge dans son regard comme on plonge dans une eau sombre, en apnée. Tout se suspend. Les yeux de l’homme sont un lac noir très beau et presque doux. Elle accroche son propre regard au regard de l’homme, s’y agrippe de toutes ses forces, tente d’y plonger encore et encore, y nage de toutes ses forces. Elle lui parle en silence, de toutes ses forces, racontera-t-elle plus tard. Elle tente désespérément de retourner ce regard, de le forcer às’inverser, de la regarder elle de làoù ça parle en elle. Cela dure longtemps, en suspens. Et enfin, de derrière la cagoule, la voix rauque de l’homme éclate le silence. Il dit : On ne tue pas les femmes. Et cela résonne étrangement làdans le silence des morts.

Puis l’homme s’éloigne. Et c’est fini.

Et alors seulement, elle aperçoit cette autre elle-même, son amie, allongée sur le sol, de l’autre côté de la table. Le regard vide de son amie et la mer de sang.

23 janvier 2015
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