agora, 8 (journal)



Quitter l’Agora après la discussion avec M àpropos des enfants qu’il faut aider àgrandir comme on peut, tant qu’on a l’amour, c’est bien peu mais pourtant, c’est ce qui rend insensée la kalashnikov, c’est l’amour qui rend impossible de seulement envisager la kalashnikov.
Parce que les discours les discours.
L‘amour qu’est ce que c’est que l’amour, pas grand chose.

Gare Montparnasse, ce jeune agent SNCF qui contrôle en salle d’attente : avez-vous vos billets - toute personne qui se réchauffe un peu ici sans billet de train est priée de filer.
C’est terrible, non ? Avec ce froid.
Vous diriez quoi si vous ne pouviez pas poser votre valise ?
J’ose espérer que vous et moi préférions que quelqu’un sans billet et sans abri repose làplutôt que ma valise.
Ma phrase est trop longue : le contrôleur l’abrège.
Vous vous plaindriez, dit-il.
Non. Ni vous non plus.
Ni moi, dit une dame.
Moi je fais mon boulot, on peut pas faire plaisir àtout le monde.
Un peu de bon sens et le tour est joué.
Ou d’humanité.
Ah malheureusement l’époque n’est pas àl’humanité. Moi je fais mon boulot.
Ah on s’en doutait.
Plaignez-vous àla SNCF. Sur le site, ajoute le contrôleur. Vous allez à« réclamations  ». On tente de faire plaisir àtout le monde.
Le contrôleur continue de contrôler pour faire plaisir.
Un vieux monsieur contrôlé pour le plaisir quitte la salle d’attente.
J’ai demandé Mary, quelqu’un a dit : Mary est àl’hôpital, elle a des problèmes de santé.
D’asthme, a dit Gégé. Tu as remarqué qu’elle porte un petit voile sur la bouche ?
Tu as remarqué a dit M qu’elle ne va pas bien depuis quelque temps ?
Elle est très intelligente a dit Gégé, elle n’est pas àl’hôpital, elle est àl’église saint Eustache àl’heure qu’il est, elle y est avec François, une grosse baraque de deux mètres, gentil comme tout mais si tu le cherches il casse tout. Il écrit son livre, François, il est intelligent comme Mary, il a trente six ans de rue et beaucoup de ficelles.
François et Mary bavardent àl’église Saint Eustache àl’heure qu’il est.
Ils rient tous les deux.
C’est pas avec le curé de l’Eglise Saint Eustache qu’on rit beaucoup.
On comprend rien àl’homélie. On dirait qu’il parle anglais.
Alors qu’avec le père Gilles.
Le père Gilles de Saint Leu quand je sonne chez lui il dit C’est toi Gégé, je te fais d’abord un bon petit repas. Il me donne de quoi manger de quoi boire et fumer, et puis au lit.

Le père de sainte Victoire a dit : mes frères, mes frères de la rue, je vais appeler l’évêque et l’évêque a dit Oui tu peux ouvrir l’église ànos frères de la rue.

À la rue dit Gégé, on se prend dans les bras. C’est àla vie àla. Celui qui veut me voler c’est pas un simple coup de cutter dans le bras. Je peux le tuer. Je lis les Évangiles. Je les étudie. C’est pas pour ça qu’on est un saint. J’écris des brèves de comptoir. Je les ai fait lire àJean-Michel Ribes, il a dit T’as le truc. T’as le truc. Rue Montorgueil Cabu faisait ses courses. Un jour il m’a dessiné. J’ai une caricature de moi par Cabu. On a tué le meilleur des hommes. Chaque fois, il me glissait un billet. Pour toi Gégé.
Tu te dis pas : cet homme est fou ?
Je me dis qu’on est tous un peu fous.
À chacun son fou, dit M.
Je ne suis pas un saint, dit Gégé. J’en ai fait des conneries.

Je te mettrai dans mon livre, dit Gégé. Toi aussi, M, tu es dans mon livre. Je t’admire.
T’as peut-être autre chose àfaire que de m’admirer.
T’es généreux.
Comme toi.
Moi je suis généreux en gueule.
ça, c’est parler, dit M. C’est ça aussi le français.

Hier S était toute nue. Ils lui avaient tout pris. Elle était toute nue. Je lui ai dit : ne bouge pas, reste dans ma couverture, je vais te chercher des vêtements. Je suis revenu avec des vêtements et elle m’a embrassé sur la bouche. J’avais vingt euros, je lui ait dit Viens on va tous les deux se payer un bon repas chez Flunch.

Le métro il faut le quitter à2:00 du matin mais quand tu connais les ficelles. Tu te caches. Le matin la sécurité t’offre le café. Ils sont bien, les gars de la sécurité. Ils le voient, que tu te caches ? Hummmm. Bon quand connais les ficelles. N ? Elle est très discrète, je sais pas si elle connaît trop les ficelles.

Paris c’est la plus belle ville du monde. Il s’en fout Delanoé que je sois àla rue. Il n’y a que les curés qui s’en foutent pas que je sois àla rue. Et puis il y a des gens, comme ça, qui s’en foutent pas.

Mary est tellement intelligente, tellement plein de bonté, elle te parle du fond du coeur, tout le monde l’aime, la tient dans ses bras.
Quand N vient ici, dit M, elle se met dans un coin, elle ne demande rien. C’est une dame aux beaux yeux en amande. Je vois àpeine qui c’est tant elle est discrète. C’est la dame triste, c’est la dame douce.

Mary, non, elle est pas àl’hôpital. Elle a de l’asthme, elle a une santé qui se déglingue. Tu as vu comme elle est maigre ? Elle est logée. Mais savoir où elle dort. Si elle dort.

Parfois dit M il y a trop de choses qui s’entassent dans les appartements, ça fait un blocage. On met en place quelque chose, une chambre d’hôtel pour une nuit ou une autre.

Nanterre, c’est pire comme si les flics t’embarquaient. Charenton c’est bien. Ici aussi c’est bien. C’est l’accueil de jour, tranquille.
Sur la banquette, dans le coin, àcôté de la salle aux murs roses de l’atelier d’écriture, dort un monsieur en chien de fusil.
Nanterre tu m’y feras pas entrer, plutôt crever. Ce qu’il faudrait pour que ce soit bien ? Eh bien un peu comme ici.

M dit : Gégé c’est un miraculé. Il est tombé dans la Seine. Un monsieur passait par là, il a sauté, il y avait des remous, Gégé est resté dix minutes sous l’eau et le monsieur a pas hésité, il aurait pu y rester, non c’était pas un gars de la rue. C’était un homme qui passait par là, ils se revoient tous les deux, maintenant, le sauveur et le miraculé.
Quand tu reviens de ça, dit M, dix minutes sous l’eau l’hiver sans nager, c’est que tu as quelque chose àfaire ici.
Tu veux dire en ce monde ?
Je veux dire en ce monde. Tu as quelque chose àfaire du miracle, tu es obligé.
Tu lui as dit, ça, àGérard ?
Il le sait.

Moi j’ai quelque chose àfaire, dit Gégé.
De quel ordre ?
Écrire un livre. Tu y seras dans mon livre. Et puis David Bowie y sera. Cédric aussi écrit un livre mais il a un problème, Cédric.
Un problème psy ?
Non, un problème de concentration. Il en est àla préface. Depuis le temps.


Un jour il faisait froid, j’étais sur mes cartons, je te le dis franchement, je mangeais un sandwich. Une femme est passée. Elle passait souvent. Elle disait bonjour. Ce jour-làelle a dit : non non non, vous dormez dans le froid vous n’allez pas en plus manger froid. Elle m’a donné quarante euros. Elle m’a dit : prenez-vous un bon plat chaud au restaurant.

Dans la vie de Gégé il y a eu les accidents. La noyade dans la Seine. Il fait le signe qu’il avait bu. Il dit qu’il est resté dans le coma dix jours et que dix jours de dialyse ont suivi les dix jours de coma. Il dit qu’il a vu une lumière blanche pendant les dix jours mais que c’est difficile de dire si on a la notion d’être en vie ou en mort ou aucune notion. On revient àsoi et on a quelque chose àfaire. Lire les Evangiles et faire tous les matins sa prière. Et puis il y a dix ans (toujours dix) l’accident de moto. Gégé a glissé dans une flaque d’huile, il l’a vue mais c’était trop tard pour s’arrêter. Il roulait à120. Plus vite c’était la mort. Gégé et les deux accidents. Le coma de six mois. Le réveil, après la lumière blanche, auprès de l’infirmière qui lui dit son nom et son prénom.

Si l’amour qui va vite existe, si l’amour qui dure toujours existe ? Non, l’amour ça ne va pas vite, ça s’apprend lentement. L’amour va très lentement et ça s’apprend l’un de l’autre. Et peut-être, après qu’on a appris, ça dure.

Sinon l’homme qui se regarde dans un miroir, comme qui dirait l’homme du monde, moi je l’appelle l’orgueilleux.

10 février 2015
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