Frédéric Lefebvre | Comment j’oublie

Frédéric Lefebvre sur remue.


 

J’oublie comment c’était de marcher dans la rue, de couper perpendiculairement le passage des piétons, pour les piétons.
J’ai l’habitude de marcher sur la chaussée, c’est comme pieds nus. J’ai l’habitude d’une rue déserte, où rarement une voiture circule, toujours lentement. J’ai l’habitude de remonter la rue vers le tournant, son coude, qui la relie àl’artère du boulevard. Au fond, les immeubles les plus récents, imitation Paris, avec grandes fenêtres claires, ouvertes, sur l’enfilade de la rue. Rue neuve àmain gauche, numéros pairs. Rue plus ancienne, toujours àreconstruire, àmain droite, commençant par un des immeubles pépinières d’entreprises, assez neuf, puis mur aveugle du théâtre, qui s’appelle àl’ancienne : « Comédie  », puis école de design sur son arrière, immense et en chantier, puis immeubles récents, balcons larges et avancés sur la rue, largement sur le trottoir, abri sous la pluie qui vient de là, de l’air àmain droite. Et dans l’axe de ce coude, au fond, àmain droite toujours, un passage pavé, où des enfants jouent au ballon. Jouaient.
Je perds l’habitude. J’oublie.
Ces jours-ci, des barrières et des hommes en uniforme bleu foncé, portant arme. Des camionnettes de même couleur. Làoù je coupais le passage piétons, lentement, me décalant progressivement vers l’axe de la rue, puis vers la gauche, puis montant sur le trottoir pour finir, ou le plus souvent restant sur la chaussée pour m’orienter dans la ruelle qui part àmain gauche. Jamais ou si peu de voitures.
L’an dernier, une voiture de la police, ou une camionnette parfois. Pendant combien de temps ? J’oublie. Quelques semaines, ou plutôt quelques mois. Je me souviens de l’été, des chaleurs de septembre, même. Policiers en faction, sous le soleil écrasant. Debout àproximité de leur voiture, mais dans le peu de rayon d’ombre qui finissait par tomber sur la chaussée, sur une portion de trottoir. Ma curiosité. Que font-ils ? Ma timidité. Jamais demandé. Et sans doute on ne m’aurait pas répondu. Je pensais aux cambriolages, aux vols de métaux. Alors je descendais la rue avec mes courses, sac au dos, passais le long de la voiture de police, àmain droite je voyais sans voir, une façade d’immeuble, le porche, les deux ou trois personnes qui sortaient et stationnaient pour fumer, des jeunes. Ou le midi àla pause. Je ne faisais que passer sur la chaussée, franchissais perpendiculairement la série des bandes blanches qui marquent le bout de la rue, puis franchissais la ruelle, empruntais le passage pavé et arboré, quelques mètres, vers la gauche car les pavés récents et lisses de ce côté, une autre rue àfranchir et j’étais chez moi. Sans me retourner. Une habitude.
En vérité une habitude récente. Il y a quelques années encore, le passage était fermé. Un mur. Venant de la rue Pelée on ne pouvait pas emprunter la rue Nicolas-Appert. Puis ils ont ouvert le mur.
Et ces jours-ci, une barrière sur toute la largeur de la rue. Quelques mètres plus loin, sur la série des bandes blanches au sol. Des marques.
Je ne regarde pas la télévision ni les vidéos. Quelques images fixes extraites de ces vidéos me glacent. Le policier abattu àdeux cents mètres, sur le boulevard. Les tueurs entourant leur voiture noire dans l’allée Verte, affrontant une voiture de police comme celle qui stationnait l’an dernier ‒ on dit que la voiture ensuite recule. Un des tueurs en noir sortant de l’immeuble et marchant sur les bandes blanches, traversant àmoitié la rue, criant, exultant. Est-ce qu’on peut comprendre ces images ?
Je n’ai rien entendu. Mon appartement donne sur l’autre côté, pas sur la rue Pelée. Ensuite les sirènes.
On ne comprend pas. On ne comprend rien. On est stupéfait.
Le soir même, sur la place de la République ‒ ce n’est pas très loin, quelques minutes àpied.
Je ne suis pas un lecteur du journal, j’ignorais qu’il avait son bureau ici, depuis l’incendie, depuis les menaces. J’ignorais que son rédacteur était menacé. Les autres aussi.
Je ne comprenais pas pourquoi la voiture de police.
Je marchais au milieu de la chaussée. Sur les mêmes bandes blanches. Perpendiculairement.
Sur la photographie ou l’extrait qui montre l’affrontement dans l’allée Verte, je reconnais, au fond, àgauche, le gymnase où j’ai vu jouer Georges Moustaki. Au tennis de table. À la hauteur des tueurs, ou juste avant, àgauche, c’est une crèche ouverte il y a peu.
Il me semble que je parle de liberté. De marcher, de fumer ‒ avec des restrictions ‒, de prendre le frais.
Il y avait même une bande de jeunes un peu encombrants, mais ça fait un moment qu’on ne les voyait pas au milieu de la rue, àmain gauche en montant, adossés au mur de l’immeuble de...
Je dis « monter  », « descendre  », par habitude de Parisien, par habitude des cartes et de l’ordre, des numéros ordonnés àpartir de la Seine. La Seine n’est pas loin. C’était un quartier de maraîchers. Et d’ateliers. Mais c’est plat.
Il paraît que le monde entier a vu comme c’est plat, la rue Nicolas-Appert.
Évidemment, personne ne la connaissait. Il fallait indiquer aux gens sortant du métro la direction.
Ces jours-ci aussi, il faut indiquer aux gens la direction. À ceux qui ne l’ont pas sur un téléphone portable, un plan portatif, une « application  ».
En réalité, quelque chose est en train de changer. Moins de gens se déplacent. Le début de la rue, le coude, où s’étaient installés journalistes et projecteurs, il me semble qu’il s’est vidé. Je le vois d’un peu loin, de l’autre extrémité de la rue. Je ne peux pas le rejoindre.
Mais il y a des dessins, des croquis, des banderoles, des cartons, des fleurs, des fleurs en plastique. Sur le boulevard. Dans telle ou telle ruelle du périmètre, contre un mur. Au pied d’un arbre, dans le passage pavé que je vois devant chez moi, en sortant de l’immeuble. Là-bas aussi, au début de la rue, en quantité. Des fleurs.
Et ce matin, étonnamment, la rue est ànouveau ouverte. Les barrières déplacées, limitées àun pan de trottoir. Les piétons marchent, lentement, sur la chaussée.

19 février 2015
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