Virginie Poitrasson | Inventaire des cercles

(extraits d’un livre en cours d’écriture, issu de la résidence de Virginie Poitrasson à la Cimade)


Inventaire des cercles

Où suis-je ? Il n’est pas commode de rester là où je suis déjà. Je suis sans cesse déporté vers là où je ne suis pas. Et retenu loin d’où je suis. Je suis en transit permanent. Déposé momentanément quelque part et destiné à être ailleurs. Je traverse le territoire, je circule d’un point à un autre de celui-ci, en suspension.


Je circule en spirale de zones de transit en zones de transit, décrivant des cercles de plus en plus petits. En passant d’un cercle à l’autre je trouverai peut-être ce qui va m’advenir.

Je transite dans le premier cercle par Tbilissi, par Agri, par Bitlis, par Erzurum, par Hakkari, par Van, par Assouan, par Kom Ombo, par Qena, par Shellal, par Sabhā, par Umm al arānib, par Marzūq, par Al Qatrūn, par Wāw al Kabī, par Al Wīgh, par Ghāt, par Al Kufrah, par Fuerteventura, par Lanzarote, par Las Palmas de Gran Canarias, par Santa Cruz de Tenerife, par Funchal, par Cork, par Limerick, par les Midlands, par Dublin, par Arbour Hill, par Cloverhill, par Dochas, par Mountjoy, par Wheatfield, par Saint Patrick, par Belfast, par Strathaven par le Lanarkshire, par Oslo, par Flen, par Gavle, par Marsta, par Helsinki, par Harku, par Tallin.

Je transite dans le second cercle par Assiout, par Hurghada, par Romana, par Ghadāmis, par Casablanca, par Marrakech, par Faro, par Lisbonne, par Ponta Delgado, par Porto, par le Lincolnshire, par Manchester, par Astorp, par Goteborg, par Olaine, par Vitebsk, par Donetsk, par Kharkiv, par Lugansk, par Seredina, par Sumy.

Je transite dans le troisième cercle par Hatay, par Konya, par Aley, par Amioooun, par Baabda, par Baalbeck, par Batroun, par Beyrouth, par Halba, par Jbeil, par Jeb Jannine, par Jezzine, par Maten, par Nabatieh, par Rachaya, par Ras Baalbeck, par Roumieh, par Tebnine, par Tripoli, par Tyr, par Zahlé, par Zgharta, par Tripoli, par Bourashada, par Gharyān, par Katiba, par Algeciras, par Malaga, par Brest, par Londres, par Kidlington, par Heathrow, par Douvres, par Harmondsworth, par Gosport, par Gatwick, par Bedford, par Aabenraa, par Birkerod, par Tonder, par Pabradé, par Minsk, par Rozsudic, par Velyka Pysarika.

Je transite dans le quatrième cercle par Agios Ioannis, par Aradipou, par Astromeritis, par Athienou, par Ayia Napa, par Ayios Dometios, par Derynia, par Evrychou, par Germasoyia, par Kambos, par Kelokedara, par Kofinou, par Kouklia, par Lakatamia, par Larnaca, par Limassol, par Lykavitos, par Nicosie, par Omorfita, par Oroklini, par Palechori, par Paphos, par Paralimni, par Peyeia, par Polis Chrysochous, par Stroumpi, par Xilofagou, par Xilotimpou, par Lampedusa, par Madrid, par Murcia, par Valencia, par Bordeaux, par Coquelles, par Hendaye, par Lille, par Rennes, par Rouen, par Bruges, par Bruxelles, par Merksplas, par Vottem, par Alphen aan den Rijn, par Amsterdam, par Den Helder, par Dordrecht, par Ter Appel, par Veenhuizen, par Zaandam, par Ultrecht, par Rotterdam, par Zwaag, par Brème, par Butzow, par Hambourg, par Lubeck, par Nemunster, par Rendsburg, par Bialystok, par Ketrzyn, par Boryspil, par Kiev, par Izmail, par Odessa, par Ankara.

Je transite dans le cinquième cercle par Izmir, par Malte, par Hal Far, par Safi, par Ta Kandja, par Pantelleria, par Barcelone, par Toulouse, par Tours, par Cergy-Pontoise, par Choisy-le-roi, par Mesnil-Amelot, par Palaiseau, par Orly, par Paris, par Bobigny, par Chessy, par Vincennes, par Plaisir, par Roissy, par Metz, par Soissons, par Findel, par Schrassig, par Berlin, par Braunschweig, par Buren, par Eisenhuttenstadt, par Volkstedt, par Halberstadt, par Hannovre, par Leipzig, par Biala-Podlaska, par Grojec, par Krosno Odrzanskie, par Lesznowola, par Varsovie, par Szczecin, par Chernivtsi, par Kotovsk, par L’viv, par Luts’k, par Malniv, par Mostys’ka, par Shatsk, par Zhuravychi, par Chisinau, par Istanbul, par Kirklareli.

Je transite dans le sixième cercle par Lyubimets, par Sofia, par Svilengrad, par Edirne, par Alexandroupoli, par Evros, par Kavala, par Komotini, par Orestiada, par Rodopi, par Xanthi, par Chios, par Samos, par Agrigente, par Caltanisetta, par Mineo, par Ragusa, par Trapani, par Cagliari, par Nîmes, par Rivesaltes, par Sète, par Lyon, par Strasbourg, par Saint Louis, par Aschaffenburg, par Chemnitz, par Dresde, par Francfort, par Gorlitz, par Ingelheim, par Mannheim, par Nuremberg, par Suhl, par Wiesbaden, par Zwickau, par Prague, par Bela-Jezova, par Klodzko, par Lubin, par Przemysl, par Astei, par Mukachevo, par Chop, par Uzhgorod, par Humenne, par Kosice, par Secovce, par Nyirbator, par Bucarest, par Otopeni.

Je transite dans le septième cercle par Thessalonique, par Athènes, par Argos, par Attica, par Aspropyrgos, par Elliniko, par Korinthos, par Lamia, par Patras, par Pirgos, par Thiva, par Catanzaro, par Crotone, par Ajaccio, par Marseille, par Aarau-amtshaus, par Altstatten, par Appenzel, par Bâle, par Bazenheid, par Bennau, par Berne, par Chiasso, par Egolzwil, par Fribourg, par Genève, par Glarus, par les Grisons, par Kreuzlingen , par Neuchâtel, par Niederteufen, par Sarnen, par Schaffhausen, par Solothurn, par Stans , par Thurgau, par Vallorbe, par Widnau, par Witzwil, par Zug, par Zurich, par Munich, par Breclav, par Frydek-Mistek, par Vysni Lhoty, par Opatovska Nova Ves, par Budapest, par Gyor, par Kiskunhalas, par Oroshaza, par Roszke, par Szeged, par Horia, par Subotica, par Vranje, par Skopje, par Busmantsi.

Je transite dans le huitième cercle par Igoumenitsa, par Corfou, par Bari, par Brindisi, par Caserta, par Foggia, par Lecce, par Potenza, par Taranto, par Rome, par Bastia, par Nice, par Milan, par Turin, par Bludenz, par Eisenstadt, par Linz, par Loeben, par Ried, par Innkreis, par Schwechat, par St Polten, par Steyr, par Wels, par Wien, par Wiener Neustadt, par Zaalaergerszeg, par Szombathely, par Banja Koviljaca, par Bogovadja, par Padinska Skela.

Je transite dans le neuvième cercle par Lukavica, par Ancone, par Modène, par Bologne, par Gorizia, par Graz, par Klagenfurt, par Innsbruck, par Villach, par Ljubljana, par Postojna, par Jezevo.









Premier et second cercles


On dirait qu’il n’y a que des mensonges dans les alentours. Même l’arbre que je vois de mon abri est branchu, très ancien, laid et moussu, de ses feuilles pendent songes, fantômes et mensonges. Et derrière l’arbre, il y a la forêt. Celle de Belyounech. Ou celle de Gourougou. C’est circulaire une forêt, et il faut s’y déplacer en courbes, grandes ou petites peu importe, sinon elle ne nous le pardonne pas. Mon histoire a commencé ici dans ce tracé, cette rotation qui se répète et qui fait illusion et peut être se terminera-t-elle là, dans un détour. Je sais que la forêt m’entend par cascade de bruits, de craquements en crissements, elle m’entend alors elle me laisse circuler librement. Comme ça tout le monde est rassuré, elle autant que moi. Il y a une organisation dans la forêt. Les arbres entre eux sont timides, mais les plantes, elles, communiquent. Il émane d’elles une odeur viciée, alors je progresse prudemment, évitant toute accroche. Je me contente de frôler l’épaisseur des bois, ces denses pinèdes. J’observe le déploiement des corbeaux qui s’affadissent au fur et à mesure que je m’enfonce. Je progresse lentement.

Boumla !
Au moindre signe de danger, je me tapis entre deux circulations sous des branchages, dans une anfractuosité rocheuse, au fond d’un ravin, dans l’entremêlement des racines. La terre est rouge, ferreuse, elle a un goût de sable amer, j’y goûte régulièrement, en passant la nuit à même le sol, toujours chaussé, anorak enfilé, sur le qui vive, prêt à détaler. Je dois à tout prix échapper au ratissage des forces auxiliaires, elles sont déployées tel un poulpe, surgissant de nulle part, glissant très vite ses tentacules entre les rochers.

Nous sommes quelques uns à errer dans cette zone pierreuse. Nous sommes une dizaine. Une vingtaine nous rejoint. Nous voilà trente. Nous atteignons la quarantaine. Et puis nous voilà cinquante. Jusqu’à atteindre la centaine. Et même un millier. Dans les mêmes abris, au creux d’un rocher, entre les arbres, derrière les murs, les pieds dans la poussière, les pieds mouillés, enveloppés dans une couverture, recouverts d’un plastique, l’anorak toujours sur le dos, toujours au sol, à même le froid, à même le dur, à même le nu, à même la vie. Je ne sens rien dans mon propre tronc et les arbres autour de nous sont cassés, fendus en deux.

En contrebas, par-delà les projecteurs, les lampadaires et les points scintillants, j’aperçois une masse sombre et mouvante. C’est une foule monstrueuse de vies ténues, notre foule presque sans corps, voletant sous la creuse apparence d’une forme, une foule d’au moins un demi-millier de personnes qui se rue à flots pressés sur la rive, sur la muraille, sur la grille, une foule en désordre suppliant qu’on les fît passer sur la rive ultérieure : mères, époux, héros magnanimes, veufs, enfants, nourrissons, jeunes filles qui ne connaissent pas les noces, jeunes gens qui ont vu leurs parents tomber, frères de sang ; aussi nombreux que les feuilles qui tournoient et tombent dans les bois au premier froid de l’automne ; aussi nombreux que les oiseaux venus de la haute mer qui se rassemblent sur le continent, quand la froide saison les fait fuir à travers l’océan et les chasse vers les terres de soleil. Dressés, pieds et mains pour mieux s’agripper, ils demandent tous à passer les premiers, et tendent les mains dans leur avidité d’atteindre l’autre rive. Ceux qui accourent sur ce rivage de toutes parts ne connaîtront la paix pensent-ils qu’en arrivant à bon port. Mais on prend tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, et on repousse loin du rivage ceux qui sont écartés. Ceux qui possèdent une identité et qui ont ce qui est dû et ce qui convient, ceux-là, on les fait traverser. On reçoit les uns, on laisse les autres ; auprès de ce rivage se presse notre foule énorme. Derrière nous, les forces auxiliaires qui frappent et nous tirent par les jambes, en face la garde civile qui nous visent avec des balles de caoutchouc, et nous mains nues, armés de bâtons. Atteindre l’autre rive, la valla, la rive ultérieure, c’est réaliser un triple saut en un temps record, c’est faire l’ascension de la frontière, fissurer ce grillage de six mètres de haut, escalader la triple barrière, c’est abandonner vêtements, échelles de fortune, lambeaux de peau, tout en terreur et en cris dans l’écho des sifflets, c’est mordre, hurler, frapper, c’est un corps à corps meurtrier où ceux qui sont écartés y restent, abandonnés, anonymes. Mais, je traverse, je fais l’aventure, je navigue à vue, je tombe de Ceuta en Melilla, de Ceuta la carthaginoise, la numide, la maurétanienne, la romaine, la vandale, la byzantine, la musulmane, l’omeyyade, l’idrisside, l’almoravide, l’almohade, la mérinide, l’hafside, la castillane, la nasride, l’azafide, la marocaine, la mérinide, la portugaise, l’espagnole en Melilla la phénicienne, la romaine, la byzantine, l’omeyyade, la viking, la cordouane, l’almoravide, l’almohade, la mérinide, la wattasside, l’espagnole, je tombe de Ceuta cette encoche en Melilla cette barrière, je tombe de Ceuta dite Septem fratres, Abyla, Sebta en Melilla dite Tamelilt, Mritch, Malïla, Mliliya, je tombe de Ceuta et sa forêt de Belyounech en Melilla et sa forêt de Gourougou, je tombe de Ceuta et ces Ceutiens en Melilla et ses Mélilliens, je tombe de Ceuta en Melilla, seules frontières terrestres entre l’Afrique et l’Europe, je tombe dans leur détroit sur le Rif marocain, et je dois le traverser. Je dois traverser ce détroit. Quel qu’il soit. Coûte que coûte. Encore et encore. Quoi qu’il en soit. Je suis d’un côté et irrémédiablement il faut que je rejoigne l’autre côté. J’ai à faire de l’autre côté, tant à faire avec ce qui est en face. J’ai à faire avec ce qui me fait face. Alors je traverse le Détroit de l’Hellespont et je deviens turc, je traverse le Détroit de Gibraltar et je deviens anglais, marocain et espagnol, je traverse le Détroit de Mackinac et je deviens américain, je traverse le Détroit de Béring et je deviens américain et russe, je traverse le Détroit de Bonifacio et je deviens corse, je traverse le Détroit de Singapour et je deviens indonésien, malaysien et singapourien, je traverse le Détroit de Magellan et je deviens chilien, je traverse le Courreaux de Groix et je deviens français, je traverse le Détroit de Bab-el-Mandeb et je deviens yéménite et djiboutien, je traverse le Canal Beagle et je deviens argentin et chilien, je traverse le Détroit d’Ormuz et je deviens iranien, omanais, émirien, je traverse le Canal du Mozambique et je deviens malgache, comorien, français et mozambicain, je traverse le Détroit de Formose et je deviens chinois et taïwanais, je traverse le Canal de Panama et je deviens panaméen, je traverse le Canal de Corinthe et je deviens grec, je traverse le Détroit des Dardanelles et je deviens turc, je traverse le Canal de Suez et je deviens égyptien, je traverse le Détroit de Kertch et je deviens russe et ukrainien, je traverse le Détroit de la Pérouse et je deviens japonais et russe, je traverse le Détroit de Lombok et je deviens indonésien, je traverse le Détroit de Malacca et je deviens indonésien, malaisien, singapourien, je traverse le Détroit de Corfou et je deviens albanais et grec, je traverse le Détroit de Tartarie et je deviens russe, je traverse le Détroit de l’Euripe et je deviens grec, je traverse le Raz Blanchard et je deviens français et anglais, je traverse le Détroit de Bass et je deviens australien, je traverse le Pas de Calais et je deviens français, je traverse le Canal d’Otrante et je deviens albanais et italien, je traverse le Détroit du Bosphore et je deviens turc, je traverse le Détroit d’Agattu et je deviens américain, je traverse le Détroit d’Akashi et je deviens japonais, je traverse la Passe Amchitka et je deviens américain, je traverse le Détroit de Balabac et je deviens malaisien et philippin, je traverse le Détroit de Bali et je deviens indonésien, je traverse le Détroit de Baltiisk et je deviens russe, je traverse le Détroit de Belle-Isle et je deviens canadien, je traverse le Canal du Bordelais et je deviens français, je traverse le Bungo Channel et je deviens japonais, je traverse le Détroit de Cabot et je deviens canadien, je traverse le Détroit de Canso et je deviens canadien, je traverse le Détroit de Chatham et je deviens américain, je traverse le Détroit de Clarence et je deviens australien, je traverse le Détroit de Cook et je deviens néozélandais, je traverse le Détroit de Corée et je deviens sud-coréen et japonais, je traverse le Détroit de Dampier et je deviens papouasien-néo guinéen, je traverse le Détroit de Danemark et je deviens groenlandais et islandais, je traverse le Détroit de Davis et je deviens canadien et groenlandais, je traverse la Bouche du Dragon et je deviens trinidadien et vénezuélien, je traverse le Passage Drake et je deviens chilien, argentin et d’Antarctique, je traverse le Détroit de Floride et je deviens cubain et américain, je traverse le Chenal du Four et je deviens français, je traverse le Passage du Fromveur et je deviens français, je traverse le Détroit Fury et Hecla et je deviens canadien, je traverse le Détroit de Gaspar et je deviens indonésien, je traverse le Détroit du Géographe et je deviens australien, je traverse le Détroit de Géorgie et je deviens canadien, je traverse le Golden Gate et je deviens américain, je traverse le Grand Belt et je deviens danois, je traverse le Passage de la Guadeloupe et je deviens français, anglais, je traverse le Détroit de Gerlache et je deviens d’Antarctique, je traverse le Détroit d’Hecate et je deviens canadien, je traverse le Détroit d’Hinlopen et je deviens norvégien, je traverse le Détroit d’Honguedo et je deviens canadien, je traverse le Détroit de Hoyo et je deviens japonais, je traverse le Détroit d’Hudson et je deviens canadien, je traverse le Détroit de Jacques-Cartier et je deviens canadien, je traverse le Détroit de Kalmar et je deviens suédois, je traverse le Détroit de Kanmon et je deviens japonais, je traverse le Détroit de Karimata et je deviens indonésien, je traverse le Détroit de Kara et je deviens russe, je traverse le Détroit de Kassos et je deviens grec, je traverse le Kattegat et je deviens danois et suédois, je traverse le Détroit de Kitan et je deviens japonais, je traverse le Détroit de Kwangtung et je deviens chinois, je traverse Kyle of Bute et je deviens écossais, je traverse le Détroit du Lac Érié et je deviens américain, je traverse le Détroit de Lancaster et je deviens canadien, je traverse le Détroit de le Maire et je deviens argentin, je traverse le Détroit de Luçon et je deviens philippin et taïwanais, je traverse le Détroit de Macassar et je deviens indonésien, je traverse le Détroit de Madura et je deviens indonésien, je traverse le Détroit de Mare Island et je deviens américain, je traverse le Passage de la Martinique et je deviens français et dominiquais, je traverse le Détroit de McClure et je deviens canadien, je traverse le Détroit de Menai et je deviens gallois et anglais, je traverse le Détroit de Messine et je deviens italien, je traverse le Canal du Midi et de la Gironde et je deviens français, je traverse le Détroit de Mindoro et je deviens philippin, je traverse le Canal de la Mona et je deviens portoricain, haïtien et dominicain, je traverse le Détroit de Nares et je deviens canadien et groenlandais, je traverse le Détroit de Naruto et je deviens japonais, je traverse le Canal du Nord et je deviens français, je traverse le Détroit de Northumberland et je deviens canadien, je traverse Oresund et je deviens suédois et danois, je traverse le Détroit de Palk et je deviens indien et sri-lankais, je traverse le Passage du Vent et je deviens cubain, haïtien et dominicain, je traverse le Petit Belt et je deviens danois, je traverse le Pertuis d’Antioche et je deviens français, je traverse le Détroit du Prince William et je deviens américain, je traverse le Détroit de Qiongzhou et je deviens chinois, je traverse la Rivière Détroit et je deviens américain, je traverse la Rivière salée et je deviens français, je traverse le Raz de Sein et je deviens français, je traverse le Canal de Saint-Georges et je deviens irlandais et anglais, je traverse le Détroit de San-Bernardino et je deviens philippin, je traverse le Détroit de San Juanico et je deviens philippin, je traverse le Détroit de Shelikof et je deviens américain, je traverse le Détroit de Shimonoseki et je deviens japonais, je traverse le Détroit de Sicile et je deviens tunisien et italien, je traverse Skagerrak et je deviens norvégien, danois et suédois, je traverse le Détroit de Smith et je deviens canadien et groenlandais, je traverse le Détroit de Sumba et je deviens indonésien, je traverse le Détroit de la Sonde et je deviens indonésien, je traverse le Détroit de Surigao et je deviens indonésien, je traverse le Détroit de Tablas et je deviens indonésien, je traverse le Détroit de Taïwan et je deviens chinois et taïwanais, je traverse le Détroit de Tanon et je deviens philippin, je traverse le Passage de la Teignouse et je deviens français, je traverse le Détroit de Tiran et je deviens égyptien et saoudien, je traverse le Détroit de Torres et je deviens australien et papouasien-néo-guinéen, je traverse le Détroit de Tsugaru et je deviens japonais, je traverse le Détroit de Tsuhima et je deviens sud-coréen et japonais, je traverse le Détroit de Vitiaz et je deviens papouasien-néo-guinéen, je traverse le Passage Windward et je deviens cubain, haïtien et dominicain, je traverse le Canal du Yucatan et je deviens mexicain et cubain, je traverse le Détroit de Zanzibar et je deviens tanzanien.




Troisième et quatrième cercles


Et me voilà parmi les victorieux dont je fais enfin partie. Bouza !, criais-je promis au repos et au non-retour. Ma destination ultime n’est pas encore atteinte, et une fois passé je découvre qu’il me faut séjourner dans une sorte de limbes où je perds peu à peu toute notion de temps.


Et la question, c’est que je suis bloqué, là, quelque part. C’est-à-dire que j’ai du mal à retourner en arrière, que j’ai du mal à aller de l’avant, et même là où je suis je n’ai pas envie d’y rester, mais je dois rester là, et c’est une situation inadmissible. C’est vraiment fort, parce que je n’ai pas envie de rester. Mais je suis là, d’un côté de ce minuscule bras de mer aux courants violents qui me sépare de ma destination, à seulement quatorze kilomètres à vol d’oiseau. Et j’attends de pouvoir traverser ou d’être expulsé, d’aller de l’avant ou de reculer encore. Je suis dans un corridor, qui n’est ni mon lieu d’origine ni mon lieu d’adoption, c’est un non-lieu. Je suis entre parenthèses. En latence. Rien n’est permis, sauf de parler, de ressasser indéfiniment ma trajectoire, tout en restant dans l’expectative d’une expectative. Tout se répète jour après jour, se coucher en redoutant le réveil brutal de six heures du matin pour déportation, se lever, errer jusqu’à midi, chercher un travail vainement, passer des coups de fil sans pouvoir vraiment se confier, discuter encore et encore des mêmes dilemmes, s’épuiser à la conversation jusqu’à la nuit tombée et redouter à nouveau le coucher… Ce n’est pas vivre mais se consumer à petit feu dans le flou des dates, des saisons. L’inclinaison du soleil n’y change rien. La déclivité de la lune non plus. La seule chose à laquelle mon regard se heurte et qui m’empêche d’être totalement à la dérive, c’est ce monolithe de calcaire, le rocher de Gibraltar, qui, redondant, me rappelle tout à la fois ma destination et ma prison. Mes pas sont usés, mes trajets journaliers s’épuisent sur les mêmes bords de route, trottoirs, rampes d’accès, le long de ces grillages dont je connais chaque défaut, jusqu’au moindre brin d’herbe desséché entre les déchets, un chemin de poussière qui me rend toujours plus absent. Et cette immobilité peut durer de trois jours à trois ans.

Elle me retient de penser plus en avant, me maintient dans un statu quo intenable, où je ne puise que dans l’enfoui, il m’est impossible de penser à de l’inédit. Je me perds dans la redite de mon histoire, entre adaptations et mensonges, faux noms, âges et nationalités. Je me suis caché sous tant de choses, de mots, d’inventions, que je ne connais de moi que les couches supérieures, celles qui sont visibles à l’œil nu, les premiers drapés, en apparence, légers. On pourrait croire de loin que je flotte mais il n’en est rien, je croule, je croule littéralement sous la masse de moi-même, enlisé dans les contradictions.


Alors que je regarde à nouveau le rocher qui pointe à l’horizon, j’aperçois, doté soudainement d’une acuité hors norme, le faciès glabre d’un macaque de Barbarie perché sur un flanc de falaise, il fait mine d’ignorer un touriste qui le mitraille avec son téléphone. Et je me dis alors que si son existence, comme dernier singe d’Europe, était vraiment due à la volonté d’un seul homme, en l’occurrence, Winston Churchill, pourquoi ne pas croire que la mienne pourrait basculer grâce à la volonté d’un autre ?

Virginie Poitrasson

6 mars 2015
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