Sans fleurs ni couronnes, dans la simple compagnie de la mort

Jacques Josse a reçu le prix 2016 du poème en prose Louis Guillaume pour "Hameau mort".


Hameau mort avec des encres de Tanguy Dohollau a paru chez Jacques Brémond en 2014. Au bout de la route avec des gravures de Scanreigh vient de paraître aux éditions le Réalgar.

Jacques Josse sur remue.

Le blog de Jacques Josse.


 

Au bout de la route et Hameau mort jalonnent deux des chemins que parcourt l’œuvre de Jacques Josse depuis une trentaine d’années : le premier poursuit le grand récit des morts dont lui et nous avons les noms et les textes en commun — écrivains, poètes, voyageurs — avec qui il s’accoude volontiers au comptoir afin de les encourager à raconter leurs histoires, le second donne le récit intimiste des vivants qu’il a croisés ou dont il a partagé l’existence.

Ce qu’écrit Jacques Josse nous rend la mort présente non pour nous effrayer mais pour nous rassurer : la dame — puisque dame il y a, selon la tradition — ne prendra jamais parti contre nous. Elle ne nous attend pas, elle se tient là, au cas où. Elle pratique l’indifférence aux circonstances où prend fin une vie, cela ne la regarde pas. Qu’on ne la soupçonne pas de juger qui que ce soit, lisez, elle accepte les il et les elle, les l’un d’eux, les esseulés, l’absente et l’absent, l’éclaireur de croix, celui qui « stationne dans une rue d’un port d’Afrique » comme celui qui « sirote Palm sur Palm » à Anvers et celui dont le corps « paraissait lourd » quand les hommes d’équipage l’ont fait basculer par-dessus bord — les anonymes aussi bien que ceux que nous n’oublierons plus et à qui Jacques Josse rend hommage en les nommant : Titus l’ex-barman, Pierre-Yves « qui voulait entrer dans les ordres », Eugène l’ancien terre-neuvas, Marcel O. l’ouvrier agricole.

La mort ne vise personne. Elle ne fait ni croche-pied ni croc-en-jambe aux titubants. Elle n’a pas de revanche à prendre et ne nous attend pas au tournant de notre imprudence ou de notre inconséquence. Elle ne solde aucun compte mais elle n’y reviendra pas une seconde fois, ce qui a pris fin a pris fin. Preuve de son refus de la connivence ou de la complicité, elle accepte aussi bien ceux dont le nom survit à leur disparition : Bohumil Hrabal, Tristan Corbière, Isadora Duncan, Théo Angelopoulos, W.G. Sebald, Jackson Pollock, Jean Rouch dont Jacques Josse raconte l’enterrement en pays Dogon.

[La mort] évite les litanies. Ne tient pas à en rajouter. S’en va fumer au bord des tombes. Des fleurs sèches qu’elle émiette et roule dans un cône minuscule. Il y a une bouffée pour James Dean, une autre pour l’ex-pin-up Jayne Mansfield gisant sans vie dans une Buick Electra rose, une autre encore pour le chanteur Hank Williams qui s’est écrasé un premier janvier (1953) sur la banquette arrière d’une guimbarde garée près des pompes, dans une station-service de Oak Ill, Virginie, et une dernière pour l’intrigant fantôme du cinéaste Murnau, dont elle revoit la voiture dont il n’était que simple passager tomber (tandis qu’il pratiquait, dit-on, une fellation sur le conducteur) au ralenti du haut de la falaise de Santa Barbara en se disant que ce sont sans doute les ancêtres sorciers maoris qui l’ont précipité dans le vide, afin de le punir, une semaine avant la sortie de son film Tabou, pour avoir violé pendant le tournage le site sacré de Motu Tapu en déplaçant une pierre pour y poser le pied de sa caméra [1].

Ce sont les hommes qui ont imaginé les danses macabres, pas elle.

9 mars 2015
T T+

[1Au bout de la route, p. 17-18. L’image qui accompagne cet article en est extraite.