agora 9 (journal)


À Paris pour apprendre le français



La veille, c’était la manifestation des femmes àBelleville, prostituées, non prostituées. Transexuelles. Féministes. Ta main sur mon. Ma main dans ta. Féministes contre l’islamophobie.

Ce moment fort où la jeune femme joliment voilée a pris le micro et a expliqué, calmement, que c’était la même violence de l’empêcher, elle, de porter le voile que de forcer des femmes, qui ne souhaitent pas le porter, àle porter.

Que les femmes et les violences, c’est fini.
On rendra coup sur coup.

Le prostituées chinoises, discrètes, dans les couloirs de la cité, ne manifestaient pas. Sans doute leurs macs étaient par là. Les flics n’étaient pas loin non plus.

Et elles sans papier.

Ce moment fort où les Algériennes, comme a dit le monsieur àcôté de qui j’étais, applaudissant, sont sorties du métro en criant les youyous. Les rires, après, les prises de paroles.

Les petites filles en frou-frou roses.

J’ai cru voir Mary, elle portait un foulard de grand-mère, le drapeau du Sénégal autour du buste, une mini jupe. Elle parlait fort.

J’ai cru y voir Mary, ce n’était pas Mary. J’ai bien vu, m’approchant, que ce n’était pas Mary, elle est moins jolie que Mary, moins prudente et moins douce que Mary mais drapée dans le Sénégal elle expliquait la vie des femmes àun monsieur tout cravaté qui répondait : moi je suis arménien. Et alors, disait la femme drapée aux talons très hauts, et alors, l’arménien, tu défiles avec nous.

Le jeunes gens applaudissaient àtout rompre.

Le même jour, les pelouses des Butte Chaumont avaient fleuri. On y jouait au ballon, on s’y allongeait, les yeux dans le soleil. On empruntait une ruelle, façade rose ici, la treille en bataille et la lutte pour réinstaller le banc àcôté de l’Église que la municipalité avait ôté afin que les plus pauvres ne s’y couchent pas.


(Paris ou la lutte pour que les plus pauvres ne s’installent pas. La chasse aux assis fatigués dans la salle d’attente de la gare, comme chaque fois. Juste après on entend, nous qui avons payé un peu moins cher que d’habitude notre billet de train, Mademoiselle Barista ou Monsieur superviseur, nous informer que nous pouvons venir auprès d’eux consommer, utiliser l’engin àvérifier son cœur et sa tension ou se faire faire les ongles).


Le banc, donc, juste devant l’église, il a fallu plusieurs conseils municipaux avant qu’on le réinstalle. Dans ce quartier (du côté de Crimée), bientôt 83% de logements sociaux.

Dans ce quartier parallèlement les intellectuels occupent de magnifiques appartements, on se demande si leurs enfants partagent les écoles, collèges et lycées des futurs occupants des 83% d’HLM. On connaît plus ou moins la réponse. On entend qu’il y a dix ans, c’était de très belles occasions .


C’est à30% qu’on s’attend àce que les gens votent FN en France, toujours plus, toujours plus sommes-nous ou êtes-vous coupés en deux, les révolutions sont faites par les gens cultivés, dit cette jeune fille qui donne l’exemple du Caire ; regardons un peu ici, dans le XIXème, chez les moins cultivés ou les plus relégués, comme on dit, combien voudraient faire comme tout le monde, des vacances de salopards en Thaïlande ou compter dans sa garde-robe les trucs de marque ?


Aujourd’hui, àla porte de l’Agora, quelqu’un a appelé les flics, c’est àcause des chiens.

Ils n’ont pas tort d’appeler les flics mais on voudrait bien être au courant.

Il y a quelqu’un pour toi, dit Mikaë l.

On avance, sur une banquette, quelqu’un ronfle.

Du côté des douches, une bagarre pour un pantalon.
La crèche, dit Mikaë l, et encore.

Le quelqu’un pour moi voudrait bien lire des textes poétiques. Le quelqu’un pour moi aime Neruda. On se réfugie dans la petite salle, on a tout ce qu’il faut pour écrire, on n’attend pas les cahiers, on n’attend personne. On lit l’histoire d’Atalante, la course fatale, la ruse, qu’en espagnol on dit trampa, la ruse pour qu’Atalante qui veut que l’homme qu’elle trouve beau lui passe devant, oh combien le désir lutte contre l’orgueil ou la la folie de la vitesse et de la perte. En même temps c’est un demi-dieu, dit Maximo, il ne risque pas trop.

En plus, il a supplié Vénus - que Maximo et moi on appelle la déesse de Cythère.

Puis on écoute David Bowie, on regarde courir Denis Lavant et danser, souffrir, c’est une ruse, partir, pour mieux revenir, dit-on. Est-ce que ça existe l’amour qui va vite et existe toujours ? Maximo écrit un beau texte qui explique sa course personnelle, découverte des pays et de l’amour. Ce qu’est le Chili, fine bande du pays qu’il a quitté, toute la première partie du texte le chante.

Des nouvelles de Mary ?

Elle est hospitalisée, dit-on. Mais elle téléphone. De sa clinique elle appelle. Elle est bien au chaud, elle appelle chaque jour.

Deux messieurs nous rejoignent, l’un qui ne parle que le peul, l’autre l’arabe et l’anglais et nous prononçons bien les voyelles, i, mouth closed, u, the lips, o, behind, e, difficult, le monsieur du Yemen recopie phonétiquement, comparant les sons arabes et anglais aux français, àla fin on fait les compositions, les diphtongues et on répète, inlassablement :

e + a + u = o

a + i = é

le a tout seul, on se réjouit.

Le avec l’accent ? On s’en fiche, sinon pour la grammaire, on fait une phrase et on traduit.

OK, à is to.

Le monsieur peul qui ne parle pas français recopie de très courtes phrases. Mais il lui faut tout recommencer en coupant les mots, un petit espace ici, ici, vous voyez.

D’accord.

D’autres petites phrases :

D’où venez-vous ?

Depuis combien de temps êtes-vous àParis ?

Pourquoi êtes-vous venu àParis ?



Maximo traduit en anglais.

Pourquoi êtes-vous venu àParis ?

On répond ce qu’on veut, dit le monsieur du Yemen en anglais.

On répond ce qu’on veut.

Peu àpeu la phrase s’élabore : je suis venu àParis pour apprendre le français.

On fait répéter.

Le son, ici, la langue derrière les dents, les lèvres en avant.

On répète ensemble.

On répète encore.

Puis on rit, puis on s’embrasse.

A Paris pour apprendre le français.

On pose la main sur le cœur.

Marie Cosnay

10 mars 2015
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