L’œuvre au vrai, selon Catherine Brun et Pierre Guyotat

Parution simultanée de Pierre Guyotat, essai biographique de Catherine Brun et des Carnets de bord (1962-1969) de Pierre Guyotat.


« Regardez bien autour de vous, ne perdez rien de ce qui vous approche, ne faites pas la petite bouche sur ce qui vous accable ou vous laisse indifférent » (lettre de Jean Cayrol à Pierre Guyotat, 22 novembre 1960).

Catherine Brun introduit son essai biographique ainsi : « Qu’on ne s’attende pas à découvrir ici le « vrai » Pierre Guyotat. Ni révélation, ni secret que l’œuvre ne dise déjà, autrement. »
L’œuvre au vrai, tel pourrait en être le sous-titre.
Et la question qui va se dessiner : à quel écrivain cette œuvre a-t-elle donné naissance ?
Elle ne s’est pas imposée d’emblée à propos d’un auteur dont les publications ont toujours alterné avec de longues périodes d’écart et de silence (seize années, de 1984 à 2000, du Livre à Progénitures).
Aussi, quel regard poser sur les années qui ont précédé les premiers textes, que ce regard soit celui, extérieur, de l’essayiste ou celui, intérieur, de l’écrivain ? Il ne va pas de soi. Pour aucun. On a beau caboter quotidiennement dans sa propre existence et ses propres textes, on n’est pas pour autant l’architecte omniscient des séquences qui les composent, souvent le maître d’ouvrage ou le chef de chantier, plus souvent encore l’ouvrier non qualifié. À plus forte raison s’agissant de l’œuvre et de l’existence d’un autre.
La construction d’un double regard vers ce qui a été, par l’écrivain et sa biographe, est l’objet de ce livre.

« Commencements (1940-1962) », le premier chapitre, est l’exposé chronologique des « empêchements » : à partir de quels « empêchements » dont le travail fera des « encouragements », c’est-à-dire des matériaux et les gestes qui y conviendront, l’œuvre va-t-elle se déployer ?
Ce qui équivaut à demander : de quoi a surgi la nécessité d’écrire, de tenir le récit plutôt que ne pas le tenir ? Le de du de (quoi) informe la question de l’origine de la question du « comment ».
Car loin de s’efforcer de mettre au jour des essentialités, comme si Guyotat n’avait pas eu le choix avant, comme si œuvre et existence n’étaient que recherche et établissement des origines et non pas, à parts égales, élan vers ce qui arrive à la rencontre, réception du présent, comme si la localisation du moteur n’était pas bouleversée par le travail du récit, et comme si ce travail n’avait pas consisté, même, à faire de chaque « empêchement » un « encouragement », de chaque nouvelle ignorance une nouvelle étape, de chaque trébuchement un nouveau marchepied, on y lit cette interrogation, qu’elle partage avec Guyotat, et qui donne à cet essai sa tension nerveuse : l’histoire familiale, le viol subi dans la petite enfance, la guerre d’Algérie, qu’est-ce qui a soudain fait sens, ou plutôt brusque absence de sens, violente dérobade de l’inscription au point qu’il a fallu entamer le récit.

Pierre Guyotat semble avoir su faire de l’objet d’une souffrance une marque de singularité et un mode d’engendrement textuel. Maurice Blanchot le remarque dans « La littérature et le droit à la mort » : peu importe la circonstance qui fait office de point de départ d’une œuvre, seul compte « le mouvement par lequel l’auteur en fait une circonstance définitive ».

Aux raisons de ces « mouvements », à la détermination de ces « circonstances » des réponses existent, qui ne sont pas, en effet, de l’ordre du « vrai » mais de l’ « acté », du « réalisé » : les textes du récit. (Le contraire du « vrai », ici, ne serait pas le « faux » mais le « muet ».)
Ils déploient leurs chronologies, leurs généalogies, leurs épopées qui traversent non seulement l’écrivain et le siècle que nous avons en commun avec lui mais tous les siècles, non sous le couvert d’une molle indifférenciation psychologique mais à la lumière d’une empathie physiologique, organique avec l’humain sujet à l’Histoire.

Alors qu’il aimerait « avoir affaire à des humains dont le cerveau bouge et remue autour d’au moins deux mille ans de mémoire consciente », il lui faut composer avec des êtres qui se débattent « dans à peine le seul temps écoulé de [leur] propre vie au monde » (lettre de Pierre Guyotat à Pierre André, 13 janvier 1978).

Après les « commencements », les « fractures et combats (1971-1977) », le travail « à mort » (1977-1981) et les « recommencements » (1982-2005).

Soit le coma de décembre 1981.
Ce qu’il est pour Pierre Guyotat en 1981.
Ce qu’il est pour lui en 2000.

Catherine Brun, après avoir établi les faits (dates, lieux, déroulement, témoins), suit Guyotat dans les lectures successives que lui-même en donne.
Le coma survient au moment où Antoine Vitez inscrit Tombeau pour cinq cent mille soldats (décembre 1981-mars 1982) au programme de sa première année à la direction du Théâtre national de Chaillot ; au moment où Guyotat adresse une lettre ouverte à Gaston Defferre, tout nouveau ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation, afin qu’il fasse lever la censure qui pèse sur Éden, Éden, Éden depuis 1970.
En 1984, il accepte de se prêter, pour la première fois, à quatre entretiens au cours desquels il raconte son parcours d’écrivain et son silence depuis le travail « forcené » sur Le Livre (qui paraît cette année-là) et Histoires de Samora Machel (toujours en cours).
Pour Guyotat, dont chaque livre enregistre de plus en plus finement les marques cicatricielles et résonne de plus en plus sourdement des vacarmes de l’Histoire à l’œuvre sur les champs de bataille et dans les pièces closes de l’assujettissement sexuel, ces retours en arrière ne sont pas simples évocations ou complaisantes remémorations. La définition et la lecture de leurs tracés cisaillent son écriture : dans quel registre du langage, de la représentation et du temps (épopée, poésie lyrique, mythe, musique, présent ou passé) les récits chantent-ils ?
Il y revient en 2000 dans un des Entretiens avec Marianne Alphant au cours duquel il développe un parallèle entre le mythe d’Orphée et celui de la Chute.

On le sait, revenir, « en civil », sur le corps d’une œuvre, qu’on a faite sous « l’uniforme », si je puis dire, c’est dangereux et douloureux ; se retourner sur ce qu’on a fait, c’est-à-dire aimé ; ce mythe d’Orphée est magnifique, d’un bout à l’autre. Il y a du reste dans Progénitures, dans ses mouvements « prophétiques », dans sa circulation du Temps, dans son mouvement d’apparition, de disparition et de réapparition quelque chose de cette épouvante orphique.
Qui sait si, s’agissant de la Chute, on n’est pas aussi dans la question d’Orphée ? Ce serait pour essayer d’en savoir plus sur ce qu’il a déjà vécu que le couple originel aurait été, en quelque sorte, soumis à la condition animale de la copulation procréatrice.
Faut-il, dans l’œuvre, accepter le flux tel qu’il vient ou bien se retourner sur le flux et le reconstruire ? C’est presque la question du vrai et du faux. C’est une question lancinante pour qui fait de l’art. C’est sa sueur quotidienne, comme le doute. (Entretiens, p. 62.)

Poursuivant le travail linguistique et narratif (glossaire, grammaire, traductions) entrepris par Guyotat lors de la réédition de Prostitution en 1987, Catherine Brun donne de minutieuses analyses de Tombeau pour cinq cent mille soldats, du Livre, de Progénitures qu’elle décrit à la façon d’œuvres graphiques, ce qui exige précision, sens de l’observation, effacement devant le texte, et coupe court à toute tentative d’interprétation selon quoi le sens s’ancrerait dans un « au-delà » ou un « en deçà » du texte qui le justifierait sans en passer par lui. Elle suit mot à mot le cheminement, d’un ouvrage à l’autre, des thèmes, du vocabulaire, de la syntaxe, de la ponctuation, des accents, des contractions de mots, des transformations phonétiques.
Cette prospective dans l’esthétique réputée difficile d’un auteur contemporain apprivoise ainsi, dans les textes en question, que le lecteur de cette biographie les ait lus ou non, la présence des patois stéphanois ou berbère ou de telle ou telle modification des voyelles.

Étude logique, littérale dont la clarté répond au débat récurrent sur la lisibilité « empêchée » ou pas des textes, Pierre Guyotat, essai biographique de Catherine Brun constitue aussi une passionnante présentation de ses collaborations théâtrales, chorégraphiques et plastiques et de ses performances en solitaire et rappelle l’engagement de l’écrivain dans les combats sociaux et politiques de son époque.
Outre des extraits des textes publiés ou inédits, de ses notes de travail, de sa correspondance, des interviews qu’il a donnés et des écrits sur son travail, l’essai s’appuie sur les entretiens que Catherine Brun a menés avec lui et ses proches, famille et amis. Il est complété par un cahier photos, une bibliographie complète de et sur Guyotat, y compris des documents sonores et audiovisuels.


Lundi 7 mai 1962
9 jours que je suis enfermé. Rien, rien n’est pur. Une grande inquiétude surtout : quand vais-je en sortir ? Je fais beaucoup de rêves, la nuit. Le jour, je lis et je somnole. Quelquefois un désir fou de lumière partout, tête et cœur. J’ai relu une bonne partie de l’Ancien Testament : Tobie, les Juges, les Rois et Judith. Aujourd’hui dévoré Sindbad le marin et Nouredin Ali et son fils Bedreddin Hassan de Balsora surtout.

Demain du nouveau peut-être. Ce soir j’ai vu que c’était l’été, senti et entendu.

Ce sont les premières lignes des Carnets de bord de Pierre Guyotat, des notes prises dans le cachot de la prison de Mirabeau (aujourd’hui Dra Ben Khedda) où il est enfermé. C’est la fin de la guerre d’Algérie. Opérateur radio dans une compagnie de génie de zone, il a été arrêté pour complicité de désertion, atteinte au moral de l’armée et détention-divulgation de publications interdites.

Ce volume de six cents pages couvre les années 1962-1969 : du printemps 1962 en Algérie aux premières ébauches de Tombeau pour cinq cent mille soldats et Éden, Éden, Éden. À la fois journal, carnet de notes, de croquis, de travail, il fait découvrir les matériaux et la façon dont s’est élaborée cette œuvre fulgurante, construite cette langue « inouïe ».
L’édition a été établie, annotée et préfacée par Valérian Lallement à partir des archives Pierre Guyotat déposées à l’Institut mémoire de l’édition contemporaine et données en 2004 à la Bibliothèque nationale de France (département des Manuscrits).

Dominique Dussidour


Pierre Guyotat, essai biographique de Catherine Brun paraît aux éditions Léo Scheer.

Carnets de bord. Volume 1 : 1962-1969 de Pierre Guyotat paraît aux éditions Lignes et Manifeste.


Photo : Pierre Guyotat vu par Mohror ©, 1976.

Dominique Dussidour

20 mai 2005
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