agora 10 (journal) - Les pollens d’avril

Les pollens d’avril - le ciel n’en démordait pas, il nous faisait un début d’été dans le printemps.

Il y a des moments où on fait les choses en se forçant, pour qu’elles aient du sens il faut appuyer un peu.

Après on se retournera, les choses seront faites, on verra bien alors qu’on a échappé au pire.
N’empêche ça faisait un moment que ça forçait, je dirais presque 3 mois dans mon cas, 3 mois à faire les choses en me forçant pour les faire.

C’est un peu maladroit de dire ça comme ça mais la maladresse on est là pour ça, alors : je fais tout ce que je fais en appuyant bien fort pour trouver le courage de le faire.

On a eu l’occasion de dire : il y a ces moments où il faut se forcer.

Puis : je me demande si ce n’est pas depuis le début du mois de janvier, comme une sorte de dépression d’écrire ou d’écriture, il fallait absolument, il y avait cette urgence absolue à aller sur le terrain mais je n’avais pas le talent de trouver des terrains, c’était mon problème cette absence de terrains en même temps que ce besoin de terrains. On dirait que c’est début de janvier que le problème survint, qu’au bureau ma vieille tu ne vaux plus grand chose et dehors c’est pas mieux.

Il y a ces séances d’écriture à Emmaus, à l’Agora, la force qu’elles demandent et la force qui manque.


On a dit que ce qui est si difficile, ce qui te coupe les jambes c’est la vieille affaire de l’injonction contradictoire. Il fallait parler au nom du collège mais le collège n’était pas du tout convaincu que tu puisses parler en son nom, il ne voyait ni ta légitimité ni l’intérêt. Ailleurs, à l’Agora, il fallait offrir des moments de vie autour de récits à des personnes que les parcours de vie n’ont pas conduites à ces récits-là, à ces textes-là, mais l’institution qui t’accompagnait et qui était d’accord sur le principe d’offrir n’était pas complètement d’accord pour que tu offres ces textes-là ou elle brûlait de te demander ce que tu faisais, après, de ces textes où tu conservais la parole des gens et les gens eux-mêmes, ce que tu faisais de sa présence à elle, l’institution, dans les textes, elle brûlait de poser la question mais elle ne la posait pas vraiment, elle n’osait pas complètement la poser, elle restait à la porte, dans le vestibule, dans l’attente de la poser.


Pourtant tu aurais voulu répondre, d’ailleurs tu allais répondre, tu passais ton temps à chercher des réponses à cette question mais le silence se faisait toujours plus lourd. Il fallait se battre avec et contre l’institution, il fallait y aller front déchiré avec l’idée et la passion pourtant de coudre et de nouer.


Tu étais coupée en deux morceaux ; dire que tu voulais des ponts.


Après tout, il ne faut pas aller chercher plus loin, c’est sans doute la raison pour laquelle je n’ai plus la force.


J’ai bien dit je, cette fois, pas tu : je parlais avec Julie et Manon de l’utilisation des pronoms, c’était samedi, nous en parlions dans un contexte favorable aux questions qui se posent, nous nous demandions ce que pouvait la littérature dans le champ des sciences sociales, je proposais l’idée qu’en littérature le sujet est un peu ignorant de l’objet à saisir, à cerner, que les deux, sujet ignorant et objet à trous, peuvent former un équilibre, un fragile édifice, une ligne ou même, plusieurs. Que le réel, les faits sociaux ou les personnes rencontrées échappent au sujet qui fait ça mieux que quiconque, échapper. Manon avait dit qu’en sciences sociales, on pense que l’auteur, celui qui dit je, disparaît, alors que c’est ce je soi-disant absent qui regarde, ordonne, nomme, introduit la temporalité et donne la parole. En littérature, le réel était défiguré (le temps était secoué de plusieurs temps : celui de l’observation, du souvenir, de la pensée, du surgissement, les pronoms se mêlaient parce que moi c’est toujours un peu l’autre, toi et moi ça fait on et je est difficile à assumer, il s’agit de ne pas le jeter violemment sur la place). Le réel : le dire autrement, dans sa dureté et sa fragilité, dans une vérité sans naïveté que les interrelations, pour ne pas dire les émotions, élaborent ; donner à voir dans le réel les inversions qui sont à l’oeuvre, ce personnage dans ce rôle-ci soudain prend ce rôle-là, c’est cette complexité qui m’intéressait et c’est ce que je disais samedi.


Jeudi, il était question des mêmes choses ou presque : de la confiance en la rencontre improbable, quelque chose que tu n’attends pas on te le donne, te l’offre. On propose des formes artistiques inattendues, classiques ou très contemporaines, dans tous les cas on parie qu’on peut offrir à celui qui ne s’y attend pas ce à quoi il ne s’attend pas forcément.

Jeudi, on entendait que les neuro-sciences prouvaient que l’art, les formes artistiques développaient les capacités d’empathie. Si on avait toujours eu l’intuition que la forme changeait le fond, que les formes bougeaient le réel, on en était sûr à présent.

Je racontais : Ovide à l’école et Ovide à l’Agora, chez Emmaüs. Je savais que c’était possible, pas nécessaire mais possible, de proposer une rencontre autour de ces formes que j’aimais, en l’occurrence Ovide. Cette rencontre comme une autre.

Jeudi, on entendait qu’on est (toujours ?) trois dans une situation d’échange. A l’école les enfants sont le public au nom de qui les ateliers artistiques sont mis en place mais les enseignants doivent être sûrs qu’ils sont habilités à recevoir autant que les enfants : alors seulement la situation devient intéressante et porte des surprises. On dirait que c’est ce qu’il y a de plus difficile, faire circuler quelque chose dans un agencement à trois, trois groupes ou trois personnes. Il faut veiller à ce que le groupe a priori le plus proche des formes proposées ne se sente pas le plus loin. Il faut veiller à ce que le groupe (enseignants, éducateurs) le plus proche a priori des formes proposées n’ait pas une attente déjà formée, formulée ou non, de ce qui va venir. Et ne soit pas déçu, donc.

Le groupe des enseignants, à l’école, est a priori plus proche des formes artistiques proposées que le public des enfants à qui ces formes s’adressent.

Dans le champ du travail social, l’éducateur ou l’éducatrice est a priori plus proche socialement et culturellement de l’intervenant artistique que ne le sont de ce même intervenant les publics précaires (ou malades) pour qui l’intervenant intervient.


Lundi, à l’Agora, quelqu’un a dit qu’il ne voyait pas l’intérêt des textes que j’écrivais à propos des gens rencontrés à l’Agora. S’il était intéressé par les récits mythologiques proposés, la lecture d’Ovide, les textes écrits après coup et publiés sur remue.net le gênaient. Il a dit qu’il ne les comprenait pas, ces textes. Et il se demandait qui ils pouvaient servir, à quoi ils pouvaient servir, à qui ils s’adressaient. Hélas, ce n’était pas le temps des questions et des réponses.


C’est quelqu’un qui dit, au mois d’avril, institution ou pas : je ne comprends pas ce que tu fais.

Et moi aussitôt je réalise que ça fait au moins trois mois que je fais tout en me forçant pour le faire, que j’appuie pour que ça ait du sens.


Mes textes ? Un miroir un peu faux parce que sur le visage de celui que j’écris se reflète ce que je pense, à quoi je songe, ce que je vois avec lui ou elle, ce qui l’accompagne lui ou elle :

c’est vrai. Miroir un peu faux, mes textes, parce qu’ils donnent à entendre des paroles extraites d’un bain de paroles, certaines et pas d’autres, celles que j’ai retenues, pas les autres. Celles qui m’ont le plus marquée.


Une loi, datée de 2002, convient que dans le champ social il faut anonymer les individus. C’est une loi importante, on ne peut pas nommer quelqu’un, cet anonymat le protège.

Ce n’était pas le temps des questions et des réponses, alors je n’ai pas pu répondre que c’est une question qui me passionne et que :

petit 1 : je ne suis pas soumise à la loi de l’anonymat qui concerne les travailleurs sociaux.

petit 2 : question loi, tout va bien. Je ne diffame pas. Je raconte. C’est légal, même si je raconte faux. La portée de mes écrits est minuscule mais malgré cela je veille (heureusement) à ne mettre, en citant un prénom ou un surnom, personne en danger ou en porte-à-faux. D’abord ça. Je veille ensuite à ne blesser personne mais il est possible que je blesse pourtant.

petit 3 : raconter ne veut pas dire ne pas faire violence ; c’est vrai, on peut faire violence en racontant, on peut faire violence du fait même qu’on raconte.

petit 4 : retirer par convention un prénom à un visage, interdire un prénom qui passe entre nous, toi et moi ? Je n’ai pas et ne veux pas de règles précises en ce domaine. Mary si je l’appelle Mary je suis sûre que je ne lui retire rien. Est-ce que je lui apporte quelque chose en citant son prénom et en faisant le portrait que je fais d’elle ? Par l’écrit qui reste ? Non je ne lui apporte rien par l’écrit qui reste même si au jour du récit, dans le moment de vie que nous partageons, elle est heureuse que je l’écrive et que je dise son prénom.

petit 5 : à moi-même j’apporte quelque chose : le plaisir d’écrire, le plaisir de faire venir par les mots l’image - et je tente de conserver un peu de sa douceur à l’instant passé. Je provoque et permets un moment de paroles et Mary, elle, me permet le récit. Je ne sais pas si c’est tout à fait équitable. En tout cas, quelque chose m’est donné et ça ne me dérange pas que quelque chose me soit donné, ça ne me dérange pas de le recevoir. Je me fais assez confiance pour penser que je peux nommer quelqu’un en lui faisant une violence supportable. Je ne nomme que ce qui passe entre nous dans l’instant : un prénom, un autre, un surnom, une identité de passage.

petit 6 : je suis prête à entendre quelqu’un me dire : retire mon nom de ton écrit qui circule sur Internet. Je le ferai toujours. Retire mon histoire. Je le ferai toujours. Bien sûr ce sont les personnes qui ont un rapport a priori plus proche à l’écrit, à l’écriture, qui sont en mesure de me demander de retirer leur nom d’un écrit. Plus proche est son rapport à l’écrit, plus on se sentira nommé, désigné, objectivé, plus on souhaite être anonymé, ou plus on souhaite que tout le monde le soit. C’est qu’on a l’habitude de penser que nommer c’est désigner et que désigner c’est prendre le pouvoir.


Je reviens au mois de janvier, quelque temps après la grande marche en soutien à ceux de Charlie Hebdo, à la liberté d’expression etc.


Voici le texte écrit alors, après un moment avec Mary et Nadia, à l’Agora. Mary et Nadia, de leurs vrais prénoms, sont les personnages principaux de ce texte. Je suis la narratrice. C’est la situation. La situation, c’est notre conversation. Bien sûr ni Mary ni Nadia ni moi ne nous résumons ici, à ces paroles d’instant. Si ces paroles d’instant, offertes, je les ai agencées, dans un désordre comparable à celui qui les a permises, c’est parce que je les ai trouvées belles et importantes. Est-ce que j’ai pris le pouvoir sur Mary et Nadia ? Oui, un peu, sans doute, de la même manière qu’ailleurs, en tentant de la nommer, je prends le pouvoir sur la couleur du ciel à Sainte-Barbe ou à Erromardia. Autant dire que c’est un pouvoir limité…


Ils avaient envie de mourir.

Mais qui n’a pas envie de mourir, dit Nadia ?

Le passé de la mort. La mort qui est passée.

Moi je me suis jetée à l’eau parce que je ne savais pas nager, dit Nadia.
Parfois alors même qu’on veut mourir il y a des choses très belles et on les aperçoit. Non ?

Non, dit Nadia, non. La vie ne vaut pas.

Moi, dit Mary, j’ai avalé des tessons de bouteille de verre. On m’a arrêtée à temps. Un bras m’a arrêtée à temps.
Dis donc, laisse-lui le droit de dire que la vie ne vaut pas. La vie ne vaut pas, Nadia a raison. Pour la vie qui ne vaut pas tu vas aller à la parapharmacie et écoute-moi bien tu vas acheter 20 grammes d’huile de jojoba, 20 grammes d’huile d’avocat et 20 grammes d’huile d’amande. Tu vas les faire chauffer sur le feu doucement. Les huiles vont fondre.

Je vais les boire ?
Non, tu vas t’en oindre. Doucement. Tu verras, la vie qui ne vaut pas c’est un manque de jojoba. Toi tu as ton Internet : montre lui que c’est comme ça. Nadia, tu peux acheter ISOP aussi, ISOP tout le monde connaît ça dans les para-pharmacies, ça ressemble à la lavande et c’est pour la vie qui ne vaut pas. Montre-lui, toi, sur ton Internet.

Tu vois, elle va mieux.

Déjà.


Tout le monde a envie de mourir. C’est la pulsion qui veut ça. Comment tu ne voudrais pas mourir ? Tu connais ces jeunes qui font les jeux de foulard ? Le corps c’est nous mais la vie ce n’est pas nous. C’est autre chose. A qui est la vie si le corps est à nous ?

Les jeunes qui se jettent contre les balles. On n’est pas pour la peine de mort, n’est ce pas ? Le corps c’est le corps. Je voudrais dire ça au président Hollande, le corps c’est le corps. La vie c’est autre chose.


Dis-moi, dit Mary, je voudrais profiter de ta présence pour faire un brouillon. Un brouillon de lettre. S’il le faut, je viens dans ton village basque. C’est une lettre à Hollande. Jusqu’à présent il a été dévoré par 3 femmes. La mère de ses enfants qui lui fait des magies parce que la jalousie - il n’y a pas de remèdes. L’autre, la journaliste qui veut faire un film, elle est très embrouillée. Et la petite, pas très intéressante, je ne sais pas le nom. Les femmes l’ont dévoré, cet homme. Par conséquent il n’a pas pu prendre soin du peuple français. Nous qui sommes ses amies dans la discrétion, nous allons lui écrire, lui apprendre à être disponible pour le peuple. Il faut arrêter la misère tout de suite.


Quand le service social te donne à manger, tu n’es pas satisfait. Tu n’es pas rassasié. Pourquoi ? C’est de la bonne nourriture mais tu n’es pas satisfait parce qu’on te la donne quand tu as faim. La nourriture qu’on te donne quand tu n’as pas faim, ça c’est la nourriture qui satisfait, rend heureux. On sait ça, en Afrique.


Il faut faire un brouillon pour le président Hollande, maintenant que les femmes ne le dévorent plus. C’est urgent. Je viens dans ton village basque le jour où tu n’es pas occupé avec ton mari et tes enfants. Et on écrira le brouillon.

Marie Cosnay

25 avril 2015
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