Juin 2015

00-06-15
« C’est àl’aube que le travail commence. Mais un peu avant l’aube,/ nous commençons par nous reconnaître en tous ceux/ qui passent dans la rue […] La ville nous permet de lever la tête et d’y penser,/ elle sait bien qu’ensuite nous la rebaisserons.  »
in Travailler fatigue de Cesare Pavese

01-06-15
RDV place de la Bourse – je suis en avance, m’allume une clope.
Me rends compte que j’attends devant L’autorité des marchés financiers. Un groupe sort, essentiellement masculin. Costards Devred plus que Cerruti. Ça cause vacances, promotions, femmes et enfants. Ça fume sévère.
Question : qu’est-ce qui fait autorité ?

03-06-15
Juin – 9ème semaine nationale de la performance commerciale
« ILS INNOVENT, ILS REUSSISSENT »
Si besoin, un lien utile. :)

04-06-15
Passage chez M. Sloop, sur le bureau de J.B.C. traîne une carte de Logoloop – more effect than you expect. Une carte ingénieuse aux pliages infinis pour un impact publicitaire unique (sic).

En dépliant, le voyage commence :

Attachez vos ceintures
Dépliez et emparez-vous…
… du pouvoir multisensoriel
1000% de neurones en plus viennent d’illuminer votre cerveau.
Découvrez comment et pourquoi votre marque peut en bénéficier.

J’essaie d’expliquer àF.A. pourquoi « la chose  » me chamboule légèrement, je vois bien que mes explications n’expliquent rien… Sur le site, en rentrant, je prends bonne note que « Le marketing n’est pas une bataille de produits, mais de perceptions » Al Ries et Jack Trout. Sans que grand monde s’en rende compte consciemment, l’imaginaire est l’enjeu de toutes les compétitivités. Bien que j’apprécie peu l’imagerie guerrière, on pourrait dire qu’il est l’enjeu de la guerre. Je songe aux métaphores qui nous sont devenues familières : stratégie, formation des dirigeants (stratèges), campagne de promotion…

Nécessaire (petit) de survie.
Un deuxième peut-être ?

04-06-15
Discussion (imprévue) avec S.T.
27 ans, a suivi un cursus de commerce mais àla fac pas dans une grande école. Elle me raconte ses quatre dernières années àchercher du boulot, à« en être réduite à » être serveuse. Elle compte partir en Espagne àla rentrée « parce que c’est mieux  ». Elle a ce petit tic qui consiste àrépéter mes questions :

— Est-ce que je suis amère ? Ah mais ouais, carrément ! Comme toute ma génération. La génération Y !
— Pourquoi j’ai choisi marketing ? Je sais pas, ça me plaisait... Je savais pas qu’en passant par la fac, je serais condamnée àgalérer.

On dit de ma génération, la X, qu’elle est déprimée… Née en 74, j’ai donc, de justesse, échappé àl’amertume… Not so bad.

05-06-15
Enna et le Général Instin
(voir la chronique d’Enna faisant le trottoir rue Instin)


11-06-15
Reims-Marelle (annexe de la résidence)
Mon rdv est dans une heure. M’installe àune terrasse place d’Erlon. Songeant àl’espace du regard, je délimite un cadre et observe ceux qui y passent, en sortent en deux pas. Je m’oblige àsaisir et engranger la totalité de chaque passant, en tentant de ne pas me laisser distraire par un détail (chevelure, vêtement ou autre). D’UN COUP, l’évidence ou d’un coup, L’EVIDENCE. Il faut que je fasse cela avec mes poèmes portraits : un cadre où sera tamisé le texte. Jouer avec l’apparaître-disparaître. Lors de notre premier rdv, Patrick Chatelier m’avait montré vite fait quelques encodages possibles…

12 au 14-06-15
Marché de la poésie – Saint Sulpice - Paris
Vu ce que cela me coà»te en bières et en livres, je réfléchis sérieusement àl’avenir. Je prospecte. Découvre sur internet que je pourrais enfin me professionnaliser : ICI

"L’objectif de ce cours est de vous enseigner l’art d’écrire des poèmes. Comment les grands poètes écrivaient. Nous vous guiderons de la page blanche àl’achèvement de votre recueil de poèmes. Nous vous aiderons àtrouver un éditeur. Cette formation est un véritable atelier poétique. Si vous êtes sérieux et motivé, vous arriverez àbon port. Si vous avez déjàdes manuscrits, cette formation est l’occasion rêvée pour peaufiner vos Å“uvres poétiques avec vos professeurs.Cette formation a surtout pour objectif de vous préparer au métier de POÈTE. Elle s’adresse àtous ceux qui souhaitent démarrer dans cette activité."

Suit une longue liste de contenus dont je ne retranscris que les derniers :
• Poète amateur ou poète professionnel ?
• Comment vivre de la poésie
• Le marketing et la création littéraire
• Réussir la promotion de vos oeuvres
• La publicité
• Le management créatif
• Comprendre le monde de l’édition
• L’auto-édition
• Le poète et les médias
• Comment se faire éditer
• Comment créer une entreprise en accord avec votre talent

Mon horizon s’éclaire. Un frisson d’audace me secoue.

14-06-15
On reste lié au marché et aux poètes. Mon amie I.P. m’envoie un lien vers Sitaudis.

« (…) Parler travail et parler de travail, c’est la chose dégoà»tante àlaquelle a du mal àse résoudre le « milieu culturel  » - donc les poètes qui en font partie. Aussi prend-on bien soin de dire plutôt "activité" ou "passion", quand on parle d’art et de poésie, pour soigneusement les distinguer du travail salarié ou des "interventions" payées au lance-pierre qui, par transfert, permettent de vivre "en poésie". (…)

extrait de Les poètes et le pognon par N. Quintane

16-06-15
Imaginaire plat. Je suis dans un vide plein de paroles, d’images et de rencontres. Il est trop tôt pour COMPOSER avec les souvenirs. C’est trop vrai pour que naissent des images-fictions. C’est trop vrai pour ne pas éprouver de désir.

17-06-15
Je prends des notes pour le prochain Seuil et Trajectoires (bilan du second trimestre de ma résidence). Je ne sais si c’est la fatigue (d’une année (sept-juin) ou d’un premier semestre de résidence) qui me perturbe àce point. J’ai beau me répéter haut et fort la satisfaction d’être non au cÅ“ur mais au croisement (voire àla couture) de mes préoccupations-contradictions, j’avoue ne plus savoir comment je m’appelle. Je me perds en considérations socio-politique – ne parviens pas àcréer. Question 1 : la réflexion sert-elle l’imaginaire ou le musèle-t-elle ? Question 2 : s’agit-il (réfléchir/imaginer) de deux modes, deux temps différents ?

*

« L’enfant s’étonne de son vide, se penche au point d’y tomber, se rattrape tout juste et en fait provision pour d’autres occasions. Il tremble du vide d’un autre qu’il n’a su conquérir.  »
« Il ne peut pas imaginer l’enfant. Il cherche àle revoir, mais ne peut pas l’imaginer.  »

in L’enfant de Raymond Bellour – ed. P.O.L

18-06-15
Il est possible que ma trouvaille du 11-06-15 m’ait vidée pour le restant du mois.

20-06-15
Entretien annulé …où l’artiste m’explique que s’il m’a (malheureusement) plantée àtrois reprises, c’est parce que justement son imaginaire est en crise…

23-06-15
À force de rencontres individuelles, j’étouffe ou plutôt j’ai le sentiment de stagner. Le désespoir du Monologue du nous de Bernard Noë l m’a littéralement ébranlée.
Tout comme ce fut le cas lors de la rédaction de mon dossier de demande de résidence, les origines, la notion de transclasse viennent agiter la pensée de l’écriture.
Imagin-AIR > j’en ai besoin > et cependant je m’immerge dans les livres du comité invisible, les entretiens de Hors-série…). Ce NOUS, comment l’imaginer si l’on ne décolle pas d’une imagerie moribonde, si l’on ne s’échappe de la rumination ?

*

Si l’on était tenté de penser que je m’éloigne de mon sujet.
Et quand bien même je m’éloignerais de mon sujet. (si l’on met de côté le sens, galet roulant dans le flot de l’imaginaire, et la mécanique du sens, et la « sensure  »â€¦)

"...Il y a dans notre corps un lieu où les mots surgissent, et qui n’est pas a priori « l’esprit  » même si, mais seulement a posteriori, il pourra mériter cette désignation. Ce lieu, où s’élabore la pensée, n’est pas non plus a priori celui de la pensée mais, très antérieurement, le lieu fondamental de l’expression. Le poème, ou plus exactement l’acte poétique, tente de remonter jusque-làpour avoir làson lieu d’avènement. Il doit àcette remontée le pouvoir d’attirer ce qui demeure en suspension derrière la formation du langage et parmi quoi retentit le fracassement silencieux des images du monde sur la paroi de l’espace charnel pas encore devenu mental.
Images, débris d’images sont le matériau originel qui ne nous parvient plus que porté par des mots - des mots propulsés àla vitesse de l’ancien fracas et chargés par lui d’une énergie significative qu’aucune explication n’épuise. Ces mots sont àobserver dans leurs effets avant de l’être dans leur sens - des effets qui représentent une sorte de pré-langage générateur d’une émotion pensive. Est-ce l’écoute de cette émotion et de sa diffusion dans le corps qui révèle le circuit expressif animé par le poème ? Ou bien la pensée finit-elle par se traverser elle-même pour se voir apparaître ? L’important est ce qu’a gagné la conscience et dont elle va s’armer." Bernard Noë l

24-06-15
Atelier-Rencontre. Une nouvelle fois, je m’entends dire : j’ai pas d’imagination comme tant de fois j’ai entendu j’ai pas de mots.

BONUS > Entretien Bernard Noë l

26-06-15
Autre éclat de conscience : ce besoin de retourner àla rumination politique, idéologique naît (encore une fois) de la culpabilité, elle-même imprégnée totalement d’impuissance. Un de mes entretiens avec une stagiaire de M. Sloop m’a bouleversée - j’y reviendrai dans mon bilan mais il me semble que je dois m’accrocher au langage, àla question de la métaphore. Et surtout ne pas lâcher le travail, ne pas lâcher la « politique de l’imaginaire  » :

Extrait 1 - Anselm Jappe présente La civilisation du travail de William Morris, (1884) éd. Le passager clandestin (2013) p. 29 :

« Travail utile et vaine besogne

Ce titre semblera peut-être étrange àcertains de mes lecteurs. La plupart des gens aujourd’hui estiment que tout travail est utile, et la plupart des gens riches, que tout travail est désirable. Dans l’esprit de la plupart des gens, qu’ils soient riches ou non, un travail a beau être inutile, on gagne au moins, en le faisant, de quoi vivre ; on a un « emploi  » comme on dit. Et la plupart des gens qui ont du bien ne tarissent pas d’éloges ni de compliments àl’adresse de l’ouvrier « travailleur  » qui sait renoncer àtout plaisir et àtout repos au nom du sacro-saint travail. En un mot, l’un des credo de la morale moderne est que tout travail est bon en soi – une croyance bien pratique pour tous ceux qui vivent du travail des autres. Je conseille cependant àces « autres  » de ne pas trop s’y fier et de creuser un peu la question.

Concédons tout d’abord que l’espèce humaine doit travailler pour vivre ou bien périr. La nature ne nourrit pas gratis ; il faut d’une façon ou d’une autre, travailler pour cela. Voyons toutefois si elle ne nous accorde pas quelques compensations en échange de cette contrainte puisqu’en d’autres domaines elle a soin de faire en sorte que les actes nécessaires àla survie de l’individu et de l’espèce soient non seulement supportables, mais même agréables.

Eh bien, soyez-en assurés, elle le fait ; l’homme, quand il n’est pas malade, prend, par nature, plaisir àson travail — sous certaines conditions. Et pourtant, il faut rétorquer aux hypocrites qui font l’éloge de tout travail quel qu’il soit, qu’il y a des formes de travail qui, non seulement, ne sont pas un bienfait, mais qui sont une malédiction ; et que, dans ce cas, il serait préférable pour la communauté et pour le travailleur que ce dernier se croise les bras et refuse de travailler : qu’il périsse, qu’on l’envoie àl’hospice, qu’on le jette en prison, tant pis !

Il y a donc deux sortes de travail, l’un bon et l’autre mauvais, l’un presque un bienfait et l’autre rien moins qu’une malédiction, un fardeau.

Mais en quoi se distinguent-ils l’un de l’autre ? En ceci que l’un renferme l’espoir et l’autre pas ; qu’il est digne de se livrer au premier, et digne aussi de refuser d’effectuer le second.
Or, de quelles façons le travail peut-il être source d’espoir ? J’en vois trois : qu’il soit suivi de repos, qu’on en tire un produit et qu’on éprouve du plaisir en l’accomplissant. Et aussi que tout cela soit àla fois abondant et de bonne qualité : un repos suffisant et suffisamment réparateur ; un produit propre àsatisfaire tout autre que les sots et les ascètes ; assez de plaisir pour que le travail soit vécu comme un réel bienfait, et non comme une simple habitude, un tic nerveux incontrôlable.

J’ai commencé par l’espoir du repos, car c’est le plus simple et le plus naturel. Quelque plaisir que nous prenions au travail, celui-ci comporte aussi une part de souffrance, la souffrance de la bête qu’on oblige àmettre en branle ses forces assoupies, sa crainte d’être arrachée àla quiétude de son sort. O pour compenser cette souffrance animale, il faut un repos animal. Il faut que nous travaillions en sachant que viendra un moment où nous n’aurons plus àle faire. Et ce repos quand il intervient, doit être assez long pour que nous en profitions pleinement. Il doit être plus long que le temps nécessaire àla reconstitution de nos forces, et ce doit être un repos animal en ce sens qu’il ne doit pas être troublé par l’angoisse, ou nous n’en profiterions pas. Si nous ne pouvons jouir d’un tel repos, alors nous ne vaudrons pas moins que les bêtes.

Quant àl’espoir du produit, j’ai dit que, pour cela, la nature nous obligeait àtravailler. De notre côté, il nous bien nous assurer que nous produisons quelque chose et non pas rien, ou du moins rien qui ne soit désirable et utile. Si nous ne transigeons pas sur ce point, nous vaudrons déjàmieux que les machines.

Enfin, il y a l’espoir du plaisir dans le travail même. Ce dernier semblera sans doute très étrange àcertains de mes lecteurs — àla plupart d’entre eux, même. Pourtant je pense qu’il y a du plaisir chez tout être vivant àexercer ses forces vitales, et que même les animaux aiment éprouver leur agilité, leur habileté et leur puissance. Un homme qui travaille, qui fabrique quelque chose, et qui sent que c’est son travail et sa volonté qui donnent corps àcette chose, exerce tout autant les forces de son esprit, de son âme que celles de son corps. La mémoire et l’imagination l’aident dans son Å“uvre. Ses mains sont non seulement guidées par ses propres pensées, mais par les pensées des hommes qui l’ont précédées au fil des siècles ; en tant que membre de l’espèce humaine, il créé. Si nous travaillons ainsi, nous serons des hommes, et nos jours seront joyeux et mémorables.

Un travail digne de ce nom suppose donc l’espoir du plaisir dans le repos, dans l’usage que nous ferons de son produit et dans la mise en œuvre de nos talents créatifs.

Tout autre travail que celui-làne vaut rien ; c’est un travail d’esclave — c’est besogner pour vivre et vivre pour besogner.  »

Extrait 2 - La civilisation du travail de William Morris, (1884) éd. Le passager clandestin (2013) p. 52 :

« (…) un produit de la créativité humaine a tellement souffert du mercantilisme qu’on peine àdire qu’il existe encore ; il est en fait tellement étranger ànotre époque que je crains qu’il soit difficile àcertains de comprendre ce que je vais dire àce sujet. Mais je dois néanmoins le dire, car c’est un sujet de la plus haute importance. Je veux parler de cet aspect de l’art qui est – ou devrait être – le fait du travailleur ordinaire, et qu’on appelle fort justement l’art populaire. Cet art, je le répète, n’existe plus àl’heure actulle ; il a été tué par le mercantilisme. Mais entre l’origine du combat de l’homme avec la nature et l’avènement du système capitaliste, il fut vivant et prospéra.

À cette époque, tout ce qui était fabriqué par l’homme était embelli par l’homme, exactement comme la nature embelli tout ce qu’elle crée. L’artisan, en façonnant l’objet qu’il avait entre les mains, l’ornait si naturellement et si totalement, sans même avoir conscience de fournir un effort, qu’il est souvent difficile de savoir où finit la part purement utilitaire de son travail et où commence la part de décoration. Or, l’origine de cet art réside dans le besoin qu’avait le travailleur de varier son travail ; bien que la beauté née de ce désir fut un magnifique présent au monde, la recherche de la variété et du plaisir était plus importante encore : elle marqua de son empreinte toutes les formes du travail.  »

3 août 2015
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