Diana Meur, Sait-on où va une vie ?

La carte des Mendelssohn de Diane Meur vient de paraître aux éditions Sabine Wespieser.


 

À défaut d’écouter sa musique, souvent éclipsée par celle de ses contemporains (Schubert, Schumann, et celle de son cadet, Wagner), le nom de Félix Mendelssohn ne nous est pas inconnu. Il y a quelques jours, en écoutant France-Musique je tombai sur ses Romances sans Parole. Le présentateur le nommait Mendelssohn-Bartholdy. Ce trait d’union est le commencement de la saga incroyable de cette famille nombreuse que Diane Meur retrace dans La carte des Mendelssohn.
Romancière et traductrice de l’allemand, Diane Meur découvre le philosophe Moses Mendelssohn, son fils le banquier Abraham, et c’est à partir de ces deux noms qu’elle commence une plongée mémorable dans la famille Mendelssohn.
Le livre est la cartographie de cette traversée entre plusieurs pays et plusieurs siècles, un projet ambitieux et proliférant, qui ne dévide le fil d’aucune intrigue, mais se déploie dans un rayonnement contagieux.
Je me suis évidemment perdue parmi les noms, les dates, mais je me suis toujours fait rattraper par la fluidité de la narration, sans doute la plus belle gageure de l’auteure en regard du matériau énorme et dispersé dont elle disposait.
« Sait-on où va une vie ? » Voilà, résumé en six mots, le travail qui s’étend sur près de cinq cents pages. Diane Meur ne savait pas davantage jusqu’où l’emporterait cette curiosité pour le grand-père Moses qui maîtrisait la Torah et s’attaquait à l’étude du Talmud à onze ans, et son petit-fils ultra-doué, Félix, qui, à onze ans, écrit sa première œuvre, un récitatif pour piano et cordes. Un petit prodige. Moses, lui, est un génie de la pensée, un esprit brillant. Né au début du XVIIIe siècle, il servira de modèle à Lessing pour sa pièce Nathan le Sage. L’un des dix enfants de Moses, Abraham, donnera naissance à Félix. C’est le fameux banquier, attentif à l’éducation et à l’épanouissement de ses enfants. L’une des sœurs de Félix, Fanny, sera aussi douée que lui, mais s’éclipsera dans une mort prématurée.
Non, je ne vais pas vous raconter qui est qui. Juste engager le mouvement, ce mouvement que Diane Meur restitue avec une dextérité et une légèreté magnifiques. En seulement deux ans et demi, si je me souviens bien de ce qu’elle raconte dans le livre. La carte des Mendelssohn est aussi la déambulation d’une écrivaine. Une sorte de projet total où sujet et auteur du sujet font corps, ce qui donne le véritable enjeu du roman : à la croisée des temps, des genres, des êtres, anonymes ou célèbres, proches ou lointains, apparaît le travail de vivre, où s’interrogent les identités, les choix de vie, les engagements privés ou politiques, les renoncements, les batailles, les crises, les déceptions, les déboires, les échecs et les réussites. On peut ajouter les passions, les peurs, les lâchetés, les trahisons, les colères, et bien d’autres sentiments et émotions.
Il y a tant de protagonistes dans le livre de Diane Meur que ce ne sont pas une histoire ou des personnages qui nous touchent, c’est le dessin de la vie à travers la multiplicité de ses effractions.
Au terme de la lecture, après avoir croisé tant de trajectoires, sillonné tant d’époques et de villes, voilà ce qui nous est donné : une carte, et son anagrammatique trace, ses chemins inattendus et incertains, et l’émerveillement que c’est, au bout du compte, vivre.
Il y a de l’enthousiasme chez Diane Meur en même temps que de la détermination. Un appétit, une victoire gagnée en permanence sur les difficultés, une joie à découvrir, à comprendre, à trouver. Elle écrit : « L’histoire d’une famille ne m’intéresse que si elle devient l’histoire du monde […] Tisser de la toile, fabriquer de mes doigts un filet à envelopper le monde, avec de larges mailles pour gagner en étendue, mais aussi des mailles fines et serrées pour que le poisson ne passe pas à travers, pour que jamais plus rien ne disparaisse au fil de l’eau sans laisser de trace. »
Sous l’enthousiasme communicatif, sous la patience et l’acharnement à se documenter, à établir sur de grandes feuilles de bristol une carte impossible et réelle, afin de « voir » le dessin de la vie des Mendelssohn, c’est l’ombre qu’elle traque.
L’ombre qui fait la lumière chez les écrivains de romans : la mort, la faille, l’abîme, la perte, le néant, la disparition.
Ce n’est pas un hasard si Diane Meur a d’abord construit ses recherches à partir d’Abraham, attirée par ce maillon a priori anecdotique entre Moses et Félix. Abraham qui disait de lui-même : « Autrefois on me connaissait comme le fils de mon père, aujourd’hui on me connaît comme le père de mon fils. » Anti-héros entre deux héros, sans nom propre, tel le personnage de L’histoire de Peter Schlemihl qui a perdu son ombre. Diane Meur consacre tout un chapitre à ce rapprochement. Car il y a bien des errances, des pertes d’identité, des conversions religieuses, des quêtes inabouties dans ces vies qu’elle décrit. Car il y a bien des ombres en nous, des déserts, des jachères, des friches, des dépossessions. Le lieu romanesque dont Diane Meur découvre au fil de son travail qu’il « serait la famille elle-même, dans ses différentes strates, avec ses sommets illustres, ses blocs erratiques, ses combes ténébreuses », dont elle définit le projet ainsi, « Je n’écrirais pas le roman des Mendelssohn mais le roman vécu de ma recherche sur les Mendelssohn », ce lieu est celui du combat qui se joue entre perdre et retrouver, oublier et se souvenir, se questionner et comprendre. La trace d’une carte infinie.

1er septembre 2015
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