L’équation du nénuphar, de Pascale Petit

L’équation du nénuphar, Pascale Petit, éditions Louise Bottu, octobre 2015, 126 pages, 14 €


Bruno Fern sur remue.



Qui dit équation dit inconnue(s) et celle du nénuphar n’échappe pas à cette règle ni dans sa version mathématique [1] ni dans celle que propose ici Pascale Petit, même si elle affirme prendre le problème à l’envers (« chaque jour deux fois plus de choses qui manquent ») en soustrayant les indices qui permettraient de fixer les valeurs des variables spatio-temporelles et autres. En effet, l’indécision règne à tous les niveaux d’un livre où les seuls signes (révélateurs) de ponctuation sont les très nombreux points d’interrogation. S’agit-il d’une enquête policière ou d’une histoire d’amour ? Des deux à la fois ? Qui en sont les protagonistes en dehors de ce couple évoqué à la première page et dont chaque membre semble osciller entre le statut de partenaire et celui d’adversaire ? Quelles sont leurs motivations ? Où et quand se déroulent exactement les scènes esquissées ? Relèvent-elles de l’état de veille ou du rêve ? Qui les raconte, étant donné ces voix entremêlées qui, parfois, interpellent le lecteur ? Ces questions parmi d’autres font que la précision calculée de l’écriture [2] crée aussi bien une incertitude généralisée que la possibilité d’émettre des hypothèses, autrement dit : de lire véritablement au lieu de suivre le fil blanc du connu.

Dès les trois citations liminaires (dont deux sont en anglais, langue étrangère que l’on retrouvera tout au long de l’ouvrage et qui pourrait notamment faire écho au film noir américain), l’énigme est présente puisque l’on passe de l’affirmation d’une solitude inéluctable à la distanciation vis-à-vis de soi et enfin au questionnement sur l’identité elle-même. En six parties numérotées, soit le nombre de faces d’un dé qui n’en finit pas de rouler (« Un dé dont toutes les faces sont noires est un dé noir. »), se déroule et s’enroule une intrigue polyfragmentée, souvent faite de répétitions où apparaissent peu à peu des différences, comme autant de retours sur les lieux (au choix : a) du crime ; b) de la relation amoureuse). Le récit, écrit dans un phrasé à mi-chemin entre la continuité de la prose et la cassure-articulation du vers, conduit pourtant le lecteur d’un point à un autre, selon un scénario de film dans lequel il aurait en permanence sa partie à jouer. D’ailleurs, outre les références au cinéma, celles à différents jeux (cartes, dé, échecs, 7 erreurs) sont elles aussi fréquentes du fait de la dimension aléatoire que de telles activités supposent. De même, cette narration troublée (et troublante) se nourrit de tous les éléments qui appartiennent à la thématique du double (clés, miroir, sosies, noir et blanc, etc.), voire d’une duplicité (« déguiser contrefaire dessiner sa bouche en rouge ne pas décider tenir des propos doubles ») susceptible de renvoyer à l’histoire d’amour ou à l’univers du polar.

Entre ces deux pôles, Pascale Petit, jouant subtilement sur leurs points communs (secret, trahison, disparition, menace, etc.), mène une enquête sur des événements où rencontre, idylle, rupture et / ou acte criminel s’entrecroisent en raison non seulement d’une chronologie flottante des faits mais aussi des multiples opérations hétérogènes (pensées, souvenirs, sensations, ratés divers et variés, etc.) qui constituent notre existence à chaque instant [3]. Malgré les apparences, voici donc un livre foncièrement réaliste dans lequel l’auteur sait garder la ligne d’un jeu sérieux où ce qui pourrait relever du drame est tenu à distance par les procédés parodiques et un humour forcément noir : « du genre nominée dans la catégorie meilleure survivante de l’année », « quand le jour se suicide sans souci  » ou bien « un bon angle est un angle mort » À la fin, le lecteur se retrouve face à un étang d’où le nénuphar a disparu, avec entre ses mains ce qu’il n’a plus qu’à relancer : « je vous laisse le dé noir » – car rien ne saurait être définitivement résolu.



Bruno Fern


25 octobre 2015
T T+

[1Le problème (de fin d’école primaire) peut s’énoncer ainsi : « En ayant doublé de surface chaque jour, un nénuphar a fini par recouvrir un étang en 100 jours. Quel jour avait-il recouvert la moitié de l’étang ? » Sa formalisation mathématique est une autre paire de manches : http://villemin.gerard.free.fr/Wwwgvmm/Analyse/ExpoDebu.htm

[2Qualité qui confirme que l’auteur a quelque chose à voir avec ce que l’on nomme la poésie – entendue comme l’attention portée au moindre mot et non pas cette fâcheuse tendance au pathos enjolivé.

[3« Ma vie n’est pas un continuum ! […] Une succession d’instantanés scintillants, en vrac. » (Arno Schmidt, Calculs in Roses & Poireau)