chronique n°3

L’affiche qui annonce ma résidence à l’ENSTA Paristech mentionne « atelier d’écriture ». Je préfère parler d’un « atelier du roman », car d’écriture, il n’est pas encore question. Nous sommes pour l’instant en pleine conception, à la fois du sujet et de ce que sera (peut-être) le roman. La réalisation d’une maison innovante (c’est le thème du livre en gestation) nous propulse dans ce qui précède à toute littérature, à savoir le réel et l’imaginaire. Cette vaste matière, nous y plongeons avec délices, à l’heure où tout est possible, permis, rêvé. Eliott et Caroline, les deux étudiants qui se sont lancés dans l’aventure le 15 octobre dernier, ont fait des recherches durant la semaine et leur moisson arrive sur la table basse. On brasse à la fois l’état de l’art, la pointe de la technologie, et ce qui nous semble idéal mais pas encore disponible. Inventons donc ce qui n’existe pas. C’est le besoin qui crée l’invention. De même que « la fonction crée l’organe », selon le grand Lamarck.

Caroline a mené l’enquête sur les systèmes de capteurs solaires. Elle nous présente le résultat de ses recherches. Nous adoptons des parois solides aux propriétés électro-chrome (on peut faire varier la couleur du verre à volonté), recouvertes d’un film solaire flexible qui laisse passer la lumière, dans lequel sont insérées des cellules à pigments photosensibles. C’est le même principe que la photosynthèse réalisée par les plantes avec leurs chloroplastes : à partir de la lumière, les cellules fabriquent de l’énergie.
Ces dispositifs existent déjà, mais ils restent chers, leur productivité n’est pas très bonne et leur rentabilité insuffisante. Nous allons les perfectionner par le biais de la fiction.

Dans L’Ève future, Villiers de l’Isle-Adam consacre des chapitres entiers à l’explication technique du fonctionnement de l’« andréïde » (selon le terme utilisé par Villiers). Il y a dans ces explications quelque chose de stupéfiant et de légèrement vertigineux, qui entraîne le lecteur dans un tourbillon semblable à quelque expérience de magie ésotérique, et dont il ressort médusé.
On a beau relire, le fil nous échappe au fur et à mesure de l’explication, qu’il est impossible de comprendre. Plus les principes de fonctionnement de la machine sont détaillés, plus notre perplexité grandit. D’un point de vue littéraire, nous sommes là dans une forme de poésie électromagnétique troublante et envoûtante, à l’image de ce que serait l’andréide, précisément.
Ce que je voudrais réussir dans ce roman futuriste, ce sont les descriptions « techniques » de la maison et de ses principes les plus révolutionnaires. Faire en sorte que les mots évoquent quelque chose d’immédiatement accessible à tout lecteur. Que la limpidité de l’explication ne laisse pas un instant douter de l’efficacité du système et de sa « réalité ». Mais que cette compréhension se fasse dans une dimension autre, détachée de sa simple technicité. Qu’elle prenne valeur de littérature absolue.
Voilà pourquoi il me paraît indispensable de passer par les « notices techniques » et la rédaction d’une fiche pour chacune de nos inventions. Mes apprentis ingénieurs vont être mis à contribution. Je les suppose maniant aisément le vocabulaire technique et scientifique. Si ce n’est pas le cas, ce sera un excellent exercice : la langue est parfois si complexe et subtile qu’elle est un outil à double tranchant. Riche, pléthorique, réservoir quasi infini de mots, et dans le même temps abstraite, insaisissable, du vent qu’on peine à maîtriser. Quoi de plus stimulant (et amusant) que de rédiger pour chaque nouveau système sa description précise, ses modalités de fonctionnement, ses qualités et performances.
Une fois que nous aurons la notice, comment l’inclurons-nous dans le roman ? Comment ces textes feront-ils littérature ? Par quelle alchimie les données techniques deviendront-elles poésie ? C’est ce que j’ignore aujourd’hui. Comment la part prise par l’imagination va-t-elle jouer dans le processus de transmutation ?

Eliott avait de son côté réfléchi à la « gestion de crise ». Quand tout va bien, aucun problème. Mais quand tout va mal, comment fait-on face ? Il touche du doigt l’endroit précis où s’articule le romanesque : pas d’histoire sans situation critique, dramatique ou tragique, renversement, bouleversement, élément paroxystique. Notre roman n’est pas centré sur la construction d’une maison, mais bien sur la catastrophe qui ne manquera pas de survenir, modifiant tous les paramètres, exacerbant les situations et révélant les personnages dans leurs dimensions les plus inattendues. Eliott y est déjà ! L’énergie, voilà qui va manquer quand la maison sera détachée de sa base, flottant ou plutôt tanguant au beau milieu de la crue. Il imagine toutes sortes de solutions de récupération, histoire de gagner quelques kilowatts supplémentaires. Turbines hydrauliques placées sous la maison, ballons solaires individuels, etc.
Eliott a pensé également à un danger supplémentaire : la boue. Une inondation n’est pas faite que d’eau. Il y a aussi la terre qui est emportée, les terrains ravinés et la boue qui coule et englue tout. Il a imaginé un système de plaques adjacentes à la maison, qui en temps normal formeraient, à plat autour de l’habitation, une terrasse circulaire, mais pourraient en cas de besoin se relever et se plaquer contre les parois de manière à protéger les parois de la boue. Voici le principe.

Caroline commente : « ça ferait comme une fleur dont les pétales se fermeraient ». Un nénuphar. Oui, exactement ! Ou un lotus. Va pour le lotus, qui non seulement symbolise pour les bouddhistes fertilité, prospérité, longévité (exactement ce dont nous avons besoin !), mais dont les feuilles ont des propriétés d’hydrophobie particulière, dues à leur surface nano-structurée. L’eau glisse sur une feuille de lotus, sans jamais y pénétrer. Mon oursin a vécu... Place au lotus !
Mais Eliott n’en a pas terminé. Ses plaques ont une autre fonction. Elles peuvent également permettre à d’autres maisons identiques de s’arrimer les unes aux autres. En cas d’inondation, une fois la maison laissée à la dérive, en version flottante, il peut être rassurant, plus sûr et plus efficace de se regrouper. Plusieurs maisons équipées de la même manière peuvent s’attacher les unes aux autres par les bordures de leurs plaques adjacentes qui viennent s’encastrer dans celles d’une autre unité semblable. Les maisons ainsi accolées (il peut y en avoir deux, trois, six, huit, davantage) forment une sorte d’îlot d’habitations, un village flottant. On dérive, certes, emporté par la crue, mais on n’est plus seul.

Cependant nous ne pourrons mettre en œuvre cette invention, car notre maison, celle du roman, restera unique. C’est un prototype, et seul le prototype existe dans mon histoire. À moins qu’on en fabrique deux. Voilà ! Nous y sommes ! Écrire un livre, c’est laisser ouverte la porte à toutes les suggestions. S’y mettre à plusieurs ne va pas simplifier les choses. Ordinairement, l’auteur se débrouille avec son réservoir personnel, ses obsessions, son imaginaire, ses idées... Il est seul maître à bord. Inviter des matelots dans la cabine de pilotage ne peut que rendre la manœuvre plus complexe. Mais aussi plus riche, plus inattendue, plus originale. Pour l’heure, nous nous amusons beaucoup à inventer ces dispositifs. Joëlle, qui fait un bref passage ce jeudi, a réfléchi de son côté à la psychologie des personnages, et au rôle que pourraient jouer les différents archétypes de notre histoire. Son intervention nous fait redescendre sur terre. Nous n’allions pas écrire un roman avec des personnages ? Si ! Mais nous les avons laissés de côté pour l’instant, trop absorbés par la conception de cette maison. Il est sans doute temps de s’y remettre... Je précise pour ceux qui suivent cette chronique sans en connaître les détails que le roman sur lequel nous travaillons est déjà commencé. Les éléments essentiels sont en place, le lieu, les personnages, la forme narrative, le motif central...
Les 70 premières pages sont écrites, qui donnent un cadre à cette histoire. Mais sachez, cher lecteur de remue.net, que 70 pages ne constituent pas un volume suffisant pour « fonder » un livre ; à ce stade, on peut tout aussi bien les jeter et reprendre tout à zéro. Personnellement, je me débarrasse souvent des 50 premières pages après les avoir écrites. Elles ne m’ont servi qu’à définir l’intrigue, à distinguer les personnages que je vais garder pour la suite, et à comprendre quel roman se présentait à moi. Cette encombrante introduction ne trouve pas toujours d’autre justification. Pourquoi alors s’en embarrasser plus longtemps ?
Pour l’heure, nous accumulons. L’heure du tri viendra en son temps !

3 novembre 2015
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