Quand on écrira l’histoire secrète du vingt et unième siècle…

Général Instin Anthologie, augmenté d’un CD, et Climax, récit français du Général Instin, ont paru aux éditions Le Nouvel Attila sous le label Othello, en coédition avec remue.net.




Plus tard, quand un écrivain du futur racontera l’histoire secrète du vingt et unième siècle, il commencera par rendre hommage à Lipstick Traces. Une histoire secrète du vingtième siècle [1] de Greil Marcus, son précurseur. Dans cette traversée d’un nouveau siècle, Johnny Rotten et les Sex Pistols auront cédé la place aux Eagles of Death Metal et aux Pussy Riot mais il ne manquera pas de faire remarquer le nom d’Isidore Ducasse comte de Lautréamont — auteur de Poésies I et II et des Chants de Maldoror et présence déjà récurrente dans Lipstick Traces — au départ d’un projet intitulé Général Instin qui inaugurait (écrira-t-il) un vingt et unième siècle débutant un peu avant l’horloge, en 1997, mais les siècles sont rarement à l’heure.

Les idées se propagent plus vite qu’on ne croit. De l’injonction de Lautréamont en 1870 : « La poésie doit être faite par tous. Non par un » à sa mise en œuvre en 1997, il ne se sera écoulé que cent vingt-sept ans. Le passeur en aura été « Monsieur [Gustave] Hinstin, mon ancien professeur de rhétorique », un des dédicataires des Poésies, et frère du fameux Général (prénommé, lui, Adolphe) enterré depuis 1905 au cimetière Montparnasse où Patrick Chatelier croisa son portrait disparaissant un jour de dérive parisienne. En perdant son ou sa H — objet de nombreuses turbulences dans le projet —, le Général Instin s’est ainsi retrouvé à jamais inscrit dans une généalogie littéraire qui, du Père Ubu à Henri Michaux, se sera révélée plus résistante, si preuve devait en être donnée, que celle des professeurs de rhétorique.

Qui est le Général Instin est une question à laquelle le projet répondra : il est tous — vous, moi, chacun de nous — mais personne — ni vous, ni moi, ni aucun de nous — en particulier.
Demandez plutôt : qu’est-ce que le Général Instin, aussitôt surgiront des réponses :

Général Instin (auteur peuple, chef sans tête), c’est l’autorité qui perd ses auteurs, et en les perdant les trouve peut-être.

Le Général Instin serait un membre fantôme qu’aucun humain n’a jamais possédé : imaginez une autre paire de bras, un second nombril, un troisième œil, une vingt-septième lettre. Mais ce membre démange et il arrive qu’on se gratte le fantôme jusqu’au sang.

Le Général est un Meidosem, un Pollagoras. Un parent, un grand-parent, un grand transparent.
Un souffle, tempo particulier. Magma, poussière hâtive.
Une balade qui ne mène nulle part.

Le Général Instin réunit sous son nom les fondements d’une littérature d’après la disparition de l’auteur : le texte vestige, fragment, sa transmission par citations, par évocations, par interprétations, gloses, variantes qui donnent naissance à tout un réseau de versions parallèles et successives, à une littérature spectrale en somme, le doute essentiel sur l’idée d’original, d’identité établie, de « leçon » de référence, autrement dit d’autorité.

Le Général Instin est la manifestation du paradoxe de l’archétype : né de ses variantes, il est considéré comme leur origine.

De quelles inépuisables identités le Général Instin porte-t-il la trace ?
Polymorphe, il se colore de la sensibilité et de l’imagination de chacun de ceux qui entrent dans le projet comme, enfant, on respirait un grand coup avant de sauter dans la corde que tournaient deux camarades.
Fluide, il se coule dans tous les interstices et à toutes les profondeurs inemployées de chacun (comme on sait, elles ne manquent pas), qu’elles conduisent à ses propres ignorances ou à ses utopies en propre. À les verser au pot du collectif d’auteurs qui avancent masqués — pas tout à fait, leurs noms figurent en fin d’ouvrage —, s’accroît la capacité de ces ignorances et de ces utopies à susciter de l’inédit, de l’insu, du commun.

Qu’est-ce qui est commun ? Qu’est-ce qu’on partage ? Qu’est-ce que le général ? Ce qui ramène au genre, ce qui relie dans le genre, ce qui fait un arbre. Un arbre généalogique (l’arbre de la gens). Un arbre phylogénérique (l’arbre des genres). Ce qui aussi, étrangement, ramène à l’individu, au génie : l’arbre possède des feuilles, puis des fleurs et des fruits. Les fruits tombent : c’est le génie du lieu.

À force de fréquenter les bibliothèques — ou d’en retourner les pierres si elles sont en ruines —, à force de décoller une à une les épaisseurs d’affiches placardées sur les murs des bâtiments, des ports, des gares, il (l’écrivain du futur [2]) découvrira que ceux qui ont participé aux premières interventions publiques du projet Général Instin (à la Grange-aux-Belles, à Arcueil, à Belleville, à Montpellier, en Égypte), ont laissé d’innombrables textes en prose, des poèmes et un poescript, des collages, des témoignages, un lexique, des conférences, des dessins, des cartes de résident, des échappées géographiques, des photos, des films, des interprétations divinatoires (cet article en est une), des palimpsestes, un calendaire, des enregistrements audio… Imprimés sur papier ou publiés en ligne, ils ont mis au jour des relations complexes, souterraines entre toutes les villes du monde (Chicoutimi, Yaoundé, Angers, Séoul, Montréal, Berlin, Semur, Jérusalem, Do Ryong, Tallinn, Alésia, Jangheung, Hanovre, Rangoon, Tel Aviv, New York, Manille…) où se sont dispersées les typographies de SP-38.

Sans doute à ce moment-là de l’enquête, fin du vingt et unième siècle-début du vingt-deuxième — ne resteront plus à pister que des fragments de lignes éparpillées dans les clouds du ciel électronique —, le projet Instin aura-t-il atteint deux ou trois planètes, étoiles, météores alors rendus habitables, au moins la Lune, il y découvrira les archives secrètes de son aura, les Instin Traces.


Dominique Dussidour

21 février 2016
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[1Paru aux éditions Allia en 1998, traduit de l’anglais par Guillaume Godard. Édition poche : collection folio/actuel n° 80.

[2Qui ne manquera pas d’avoir lu Théorie des fantômes. Pour une archéologie des images de Sébastien Rongier dont le Coda s’intitule « Général Instin ou envahir le monde ».