« Tu verras, c’est très beau.  »

Un dimanche de janvier, maussade et froid, Nathalie me propose de m’emmener dans un endroit très particulier. « Â Tu verras c’est très beau  » m’assure-t-elle, mais elle n’est pas sà»re de pouvoir le retrouver. Au Japon, on se perd facilement, les rues n’ont pas toujours de nom et nous marchons beaucoup, àl’aventure. Cette fois, Nathalie cherche àretrouver les repères de sa mémoire. Nous quittons la Villa en début d’après-midi, àpied. Nous partons vers le nord de la ville, àtravers des petites rues qui montent, nous traversons des quartiers de Kyoto résidentiels, avec ce mélange d’archaïsme et de modernité qui me plaît tant. Nous arrivons, après quelques errances, transies de froid, dans une sorte de village médiéval, perché sur une hauteur, entouré de pans de muraille, vestige d’un rempart peut-être. À l’intérieur, de petites maisons qu’on dirait en terre battue et en bois, des jardins, des échoppes, des restaurants. On croirait avoir reculé dans le temps. C’est très étrange. On se croirait dans un autre monde, la réalité vacille soudain, j’ai le sentiment légèrement angoissant de pénétrer dans une faille spatio-temporelle.
Des jardiniers, dans la cour d’un temple, sont perchés dans les pins et les taillent. Ils sont vêtus du traditionnel habit bleu foncé des jardiniers et portent aux pieds des tabis blanches. Assis en équilibre sur les branches, ils coupent au sécateur, avec dextérité, les rameaux les plus longs. Nous entrons dans une maison de thé. La très vieille dame qui nous accueille derrière son comptoir nous sourit et nous parle, mais je ne comprends pas ses mots. Tout àcoup, elle s’avance vers moi et prend entre ses doigts tordus par l’âge le bout de mon écharpe. C’est une petite écharpe en laine bleue, tricotée par ma mère. Je l’ai emportée autant pour me protéger du froid que comme un fil invisible qui me relie àParis. Elle la tire àelle et parle encore. Nathalie hausse les épaules, elle non plus ne comprend pas. Je connais quelques mots de japonais. Je dis « Â watashi no haha [1]......  » et laisse ma phrase en suspens. La vieille dame s’exclame de plus belle, en riant et en faisant des gestes vers la droite. Je découvre alors le long de la baie vitrée, un bassin extérieur, tout petit, protégé par un auvent étroit. Des carpes koï, énormes, dont j’apprendrai quelles sont les plus vieilles de toute la ville, nagent paresseusement dans trente centimètres d’eau. L’une d’entre elles, majestueuse, est bleue comme mon écharpe, un bleu roi profond et intense. Nous prenons le thé, accompagné de minuscules gâteaux au thé vert. Durant tout le temps que nous restons là, assises àune petite table, tout le personnel de l’établissement, qui est aussi une pâtisserie, défile devant notre table.
Je n’ai jamais, des sept mois qu’a duré mon séjour àKyoto, réussi àretrouver cet endroit. J’ai pris des dizaines de fois la direction de la colline, j’ai marché des kilomètres, j’ai ausculté des plans, tenté de questionner des habitants de Kyoto, c’est comme si ce lieu n’avait jamais existé, qu’il était sorti d’un rêve.

J’ai froid. Les acteurs japonais ont l’air classe quand ils en portent mais la réalité est toute autre : on se les caille en yukata [2]. Je manque de trébucher toutes les cinq minutes avec ces foutus geta [3]. Où c’est ? Je comprends rien àleurs idéogrammes. Qu’est-ce que je fous ici ? Je ne sais plus. Je marche, je tourne, j’observe, je trouve. Enfin ! J’enlève mon yakuta et plonge dans l’eau, nu comme un ver. Finalement, les sources ça vaut le coup ! Je me sens flasque, mon corps se transforme en éponge.
J’ouvre les yeux : Alice, nue devant moi, me fixe avec des yeux ronds, les joues rouges comme le rond du drapeau nippon.
Je suis dans le bain pour femme. Merde

Le salon est bondé. Elle concentre sont attention sur les tasses fumantes, je relis la carte pour la cinquième fois. Aucun de nous ne peut oublier la vision du corps de l’autre. Malaise et silence pesant. Le serveur arrive, Alice commande : « Â Deux thés mocha et des dangos. [4]  » Elle reporte son regard sur moi : « Â Tu verras, c’est très beau, en plus d’être bon.  »
Encore son souci de l’esthétisme.

Laura

4 avril 2016
T T+

[1Ma mère

[2Costume d’été japonais

[3Sandales japonaises

[4Boulettes àbase de pâte de riz gluant et d’eau, le plus souvent servies en brochettes